? Le projet de transformation des entrées de villes a remis en lumière le concept de la « France moche », qu’il serait censé embellir tout en la rendant plus écologique. Retour sur une notion qui n’est pas qu’esthétique.
Une route départementale ou une rocade. Une station-service… Des parkings immenses. Des panneaux publicitaires. Et une enfilade de grands cubes de tôle qui abritent les enseignes de la grande distribution. C’est ça la « France moche », la France des zones commerciales. Si le gouvernement n’a pas repris le terme (mais les médias, oui), c’est bien pour elle que ce dernier a annoncé, le 11 septembre dernier, débloquer 24 millions d’euros. Une somme destinée à financer les premières études d’une politique urbaine à 60 ans pour améliorer une vingtaine d’entrées de ville et les rendre écologiquement plus acceptables. Parmi les pistes : remettre du logement, créer des lieux de culture, installer des espaces verts.
Entrez dans la zone
D’où vient cette expression que l’on murmure du bout des lèvres ? Du pourtant très sobre Télérama, en 2010, qui avait consacré sa une à ces nouveaux ensembles commerciaux qui dévorent la campagne depuis les années 60. Le magazine est alors très clair sur sa position : il faut que ça s’arrête ! « Partout, la même trilogie – infrastructures routières, zones commerciales, lotissements – concourt à l’étalement urbain le plus spectaculaire d’Europe : tous les dix ans, l’équivalent d’un département français disparaît sous le béton, le bitume, les panneaux, la tôle. »
Une fois le mot lâché, se sont affrontés ceux qui y voyaient l’expression parfaite pour décrire ce que l’on ne savait pas très bien comment nommer et ceux qui y voyaient un fort mépris de classe de la part des bourgeois du centre-ville. Treize ans plus tard, le dilemme n’est toujours pas résolu puisque “l’entrée de ville”, moins discriminante mais qui représente néanmoins la même réalité, continue d’opposer les considérations écologiques et esthétiques au tout-voiture-mais-comment-ils feraient les gens-autrement-on-voudrait-bien-vous-y-voir. Sachant que le même débat a été réactivé suite au succès en librairie de La France sous nos yeux, de Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely (Seuil, 2021) qui décrit la France des zones commerciales et des entrepôts comme une immense zone de chalandise.
L’expression “France moche” est aussi clivante que la réalité qu’elle recouvre. Réalité qui est la suivante : les zones commerciales occupent aujourd’hui 500 millions de mètres carrés, soit cinq fois Paris intramuros (source : Agence nationale de la cohésion des territoires). Ce sont des îlots de chaleur, bitumés à outrance, les bâtiments sont de vraies passoires thermiques. Et il y a aussi le problème du parking. Conçues sur le modèle américain « no parking, no business », ces ensembles commerciaux s’organisent autour de parkings, immenses et gratuits, qui sont devenus des zones à forte émission : sur un an, un hypermarché nécessite de brûler 1,2 million de litres de carburant pour s’y rendre. D’autant que l’interdiction des voitures polluantes en ville, qui a commencé en janvier 2023, n’aura pas cours dans ces zones commerciales, ce qui devrait encore augmenter leur attractivité.
Des arbres à abattre
Bref, elles sont aujourd’hui une aberration écologique mais une aberration qui rapporte gros avec leurs 300 milliards d’euros de chiffres d’affaires annuel. Que l’on trouve ces territoires jolis ou pas, ils captent en effet plus de 70% des dépenses en magasins des Français. Cette rentabilité rend quasiment impossible de déloger les enseignes pour les raser (il faudrait pour cela débourser entre 3 et 4 millions d’euros pour récupérer un terrain). Elle nous oblige aussi à nous intéresser à la valorisation du foncier par ces enseignes. Les distributeurs paient un loyer minime pour ces parcelles – on parle généralement d’un ratio de 1 à 20 par rapport aux prix des centres-villes. Mais la vraie culbute est ailleurs… Comme le racontait le 15 février 2020, Franck Gintrand, consultant auprès de collectivités locales et auteur de Le jour où les zones commerciales auront dévoré nos villes au magazine Pèlerin : « Un mètre carré de terre agricole vaut en moyenne un euro. La ville peut l’acheter à 10 €, et la terre passe à 100 € lorsqu’elle devient constructible. Et quand elle la vend à un opérateur commercial, il la valorise 1 000 € ! (…) Le modèle périphérique est trop puissant grâce au foncier pas cher et parce qu’il est plus facile et plus rapide de construire des commerces sur un terrain vide que sur un bâti ancien. »
Peut-être que si cette “France moche” est si clivante, c’est donc parce qu’elle est le symbole d’une fracture entre les urgences environnementales et les “impératifs” de la consommation. L’histoire la plus emblématique de cet affrontement pourrait être celle qui s’est passée dans une zone commerciale de l’agglomération de Blois en septembre 2021. Soixante-dix arbres y ont été abattus. Pour quoi faire ? Pour que l’automobiliste et client potentiel puisse mieux voir les enseignes et les panneaux publicitaires.
Béton et publicités lumineuses
L’histoire commence aux Etats-Unis en 1954, quand Victor David Gruen dessine aux Etats-Unis le premier centre commercial de banlieue, près de Détroit. Une invention qui lui vaut d’être désigné par le New Yorker comme « l’architecte le plus influent du XXe siècle ». Quatre ans plus tard, le premier supermarché émerge en banlieue parisienne. On y trouve déjà ce qui fera le succès des magasins de masse : du choix, une offre en libre-service, un parking gratuit. Les galeries marchandes font ensuite leur apparition à la fin des années 60. Puis, à partir des années 80, arrivent les extensions avec des bâtiments isolés (une enseigne par hangar) puis les équipements de loisir censés déjà rendre ces territoires plus attractifs (cinéma, salles de sports, etc.).
Il serait mesquin de dire que personne ne s’était rendu compte de rien avant l’expression lâchée par Télérama. Au moment de la promulgation en 1973 de la loi d’orientation du commerce et de l’artisanat, dite loi Royer (pour protéger les commerces de proximité, elle oblige les grandes surfaces à obtenir les autorisations des communes en sus des permis de construire), le sénateur André Armengaud rappelle que « rien n’interdira aux grandes surfaces autorisées de continuer leur agression aux sites, aux paysages, leur laideur étant digne de la banlieue de New York ou de celle de Los Angeles. Aucune règle ne leur est imposée (…). Tas de béton et fouillis de publicités lumineuses, c’est tout ce qu’elles offrent, hormis un service qui, sur le plan professionnel, présente souvent des avantages. » En 1996, la loi Raffarin qui vient renforcer la loi Royer en abaissant le seuil de la surface à partir duquel les grandes surfaces doivent obtenir une autorisation s’inquiète elle aussi du paysage. Raffarin lui-même reconnaît que « pendant une vingtaine d’années [la société française] a abandonné les villes et l’espace rural à une logique américaine ».
Mais face à ces préoccupations, la loi Royer finit par être démembrée avec la fin de l’obligation d’un certificat d’urbanisme et de la nécessité de comparer les nombres d’emplois créés avec ceux potentiellement détruits. Dans les années 1982-1983, les lois de décentralisation Defferre accélèrent le phénomène en donnant tout pouvoir aux maires en matière de permis de construire (les maires s’en remettant alors massivement aux promoteurs pour produire du clé en main). Et comment un élu pourrait-il refuser un projet parasite mais source de financement pour le budget communal ? La loi de modernisation de l’économie de 2008, en interdisant aux élus d’invoquer un « suréquipement commercial » pour contrer un projet, fait exploser le nombre de supermarchés qui passent de 5 000, en 2008, à 10 000, en 2018.
Surtout, toutes ces décennies voient généralisée la pratique du zonage, sur le modèle de l’architecte Le Corbusier, favorable à la voiture, qui avait découpé les villes en quatre zones correspondant à quatre « fonctions » : la vie, le travail, les loisirs et les infrastructures routières. Les villes voient fleurir les zones commerciales, mais aussi les parcs d’entreprises ou d’universités, bref, tout ce qui peut se finir en -pôle. C’est, pour reprendre l’expression de l’anthropologue Marc Augé en 1992, l’avènement des « non-lieux », c’est-à-dire des lieux dénués d’histoire, d’identité et de relations approfondies entre ses occupants ou ses visiteurs (par exemple le hall d’aéroport). Quant à Victor Gruen, l’architecte américain, il avait fini par déclarer en 1978 « Ces constructions bâtardes ont détruit nos villes », accusant les promoteurs immobiliers d’avoir dévoyé son idée première.
Vivre au-dessus d’un échangeur ?
Reste que ces zones commerciales sont là. Comment les rendre moins “moches” ? Parmi les pistes envisagées, il y a celle d’en faire de nouveaux quartiers. Une option qui, le rappelait déjà en 2017 Jean-Laurent Cassely dans Slate (Le centre commercial invente le service après-vente de la France moche) est un contresens puisque ces zones avaient été pensées pour réduire le trafic en centre-ville : « Après avoir construit la France moche et dévitalisé les centres-villes, l’industrie du centre commercial veut inverser le mouvement de balancier. Le registre de l’industrie a considérablement évolué : il s’agit désormais de privilégier l’urbanité, la ville dense, la mixité des fonctions (commerce, logements, bureaux, loisirs, services publics), soit exactement l’inverse de la feuille de route initiale du modèle du centre commercial de périphérie. »
Créer du logement va également se heurter à un écueil de taille : toutes ces zones n’ont pas le même potentiel d’attractivité (pour le dire autrement, est-ce qu’on aurait vraiment envie de vivre au-dessus d’un échangeur même si on est près de la boulangerie ?) Autre écueil, moins évident : celui de la massification. C’est l’argument soulevé notamment par l’urbaniste Guillaume Faburel, auteur d’Indécence urbaine (Flammarion, 2023). Pour ce partisan de la désurbanisation, ces nouveaux logements vont continuer à faire grossir des quartiers déjà denses alors que l’urgence écologique nous inciterait plutôt à libérer du foncier autour des villes pour assurer leur autonomie alimentaire (pour des terrains agricoles) et aussi énergétique (avec par exemple des panneaux photovoltaïques). Pour Guillaume Faburel, il faudrait réussir à créer de la valeur dans ces zones autrement que par le commerce. La seule solution écologique vraiment efficace serait de réduire l’attractivité de ces zones.
Et c’est bien là le problème de fond, puisque qu’on les trouve jolies ou pas, on continue à s’y rendre en masse. Doit-on se baser sur les habitudes des consommateurs pour repenser ces zones commerciales ? Pour Franck Gintrand, ce serait une énorme erreur. Dans la même interview donnée à Pèlerin, il rappelait ceci : « Si on laissait le consommateur aménager la France, elle deviendrait un immense chaos. Car il veut toujours plus d’offres, et n’a que des envies fugaces, temporaires. C’est au citoyen d’aménager et de penser le territoire durablement ».