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  • Décryptages

Parlez-vous le corporate washing ?

  • 26/02/2024
  • 4 min
  • Marie Kock, Journaliste
Pour attirer et garder leurs talents, les entreprises n’hésitent plus à tenter de redorer leur blason sociétal. Leur arme secrète : utiliser des mots moralement irréprochables... mais peu contraignants dans les faits.

L’entreprise doit faire des profits sinon elle mourra. Mais si l’on tente de faire fonctionner une entreprise uniquement sur le profit, alors elle mourra aussi car elle n’aura plus de raison d’être. » Ne vous méprenez pas, cette citation n’est pas le fruit d’un réveil des consciences des entreprises du CAC 40 face à l’urgence de la crise climatique. Ces mots datent de 1920 et nous les devons à Henry Ford qui, parce qu’il a introduit les notions de paternalisme et de philanthropie dans le capitalisme flamboyant de son époque, est par beaucoup considéré comme un entrepreneur pionnier de la RSE. Depuis les années 1990-2000, le concept de Responsabilité Sociétale des Entreprises s’est imposé en France pour définir un ensemble de bonnes pratiques censées permettre de rendre le monde meilleur sans pour autant abandonner les profits. Et la “raison d’être” dont parle Ford, c’est justement l’expression que toutes les entreprises ont aujourd’hui à la bouche. Elle fait partie de la loi Pacte (Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation des Entreprises) qui, depuis 2019, permet de repenser la place des entreprises dans la société*. Elle englobe trois mesures principales : la première rend obligatoire la RSE pour toutes les entreprises ; la deuxième permet aux sociétés d’inscrire une Raison d’Être dans leurs statuts pour préciser leur projet collectif de long terme ; la dernière offre aux sociétés les plus volontaires la possibilité d’adopter le statut d’entreprise à mission pour résoudre un problème sociétal ou environnemental identifié. Cette redéfinition du rôle des entreprises semble plus que nécessaire à une époque où les jeunes se déclarent prêts à renoncer à un poste si l’entreprise ne prend pas suffisamment en compte les enjeux environnementaux (leur pourcentage ne cesse de grimper depuis 2018 et le lancement des marches des jeunes pour le climat) et où les collectifs d’étudiants de grandes écoles (Polytechnique, HEC, AgroParisTech) appellent à la désertion ou à la bifurcation.

L’entreprise se doit de proposer du sens plutôt que des tickets restos, une “rémunération attractive” et des baby-foots. Mais dans cette course à la signification, elle peut aussi dire tout et n’importe quoi pour tenter d’avoir l’air plus consciente qu’elle ne l’est. À peine la RSE entrait dans les moeurs que sont apparus les mots de corporate washing, de social washing ou même de social bullshit pour désigner les entreprises qui parlaient beaucoup mais ne faisaient pas grand chose, voire traitaient mal leurs employés.

 

Petit lexique pour éviter les ornières de la fausse probité

 

 

Où sont passés les salarié•es ? De la même façon que les candidats sont devenus des talents, le mot salarié a été remplacé par collaborateur. Sauf que du point de vue de l’étymologie et du code du travail, ce mot n’a aucun sens. Être collaborateur signifie être placé au même niveau dans l’organisation d’un projet commun. Or le contrat de travail fixe un « lien de subordination juridique permanente ». La Cour de cassation définit depuis 1996 cette relation comme « l’exécution d’un travail sous l’autorité́ d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements du subordonné ». Pourtant le terme est utilisé́ à l’envi, notamment pour feindre une égalité́ de traitement et fantasmer l’idée que si on va travailler, c’est d’abord pour participer à une œuvre commune et non pour être rémunéré́. Cela peut également servir à pousser au surinvestissement – que l’on n’attendait pas d’un salarié. Dans la même veine, le leader a remplacé́ le chef, afin de gommer le rapport hiérarchique au profit d’une vision plus inspirante (même si les « collaborateurs » ne sont souvent pas dupes).

Après avoir essaimé dans le langage entrepreneurial puis courant sous le verbe « impacter », le mot revient sous la forme « à impact ». Un métier « à impact » œuvre pour le bien commun, ou cherche du moins à atténuer les répercussions négatives de ce que fait l’entreprise. Or il n’existe pas de définition claire de ce que serait une entreprise à impact (et encore moins de définition contraignante). Ce mot promet une sorte de résultat mais sans les outils permettant de le mesurer, ni même une idée de ce qu’il faudrait mesurer. Ces entreprises aimeraient sans doute se faire passer pour des sociétés à mission, oubliant que ces dernières inscrivent leur « mission » dans leurs statuts, ce qui les oblige un minimum.

Depuis 2018, il existe un index pour l’égalité́ professionnelle qui permet aux entreprises concernées d’évaluer sur 100 points le niveau d’égalité́ entre les femmes et les hommes en s’appuyant sur les critères suivants : écart de rémunération femmes / hommes et écart de taux d’augmentations individuelles. Mais le système est critiqué, justement, pour sa façon de compter les points. L’ONG Oxfam rappelle par exemple que les indicateurs de l’index ont été construits de telle manière qu’ils permettent de fortement minimiser voire cacher la réalité́ des inégalités de salaires au sein des entreprises. Par exemple, 15 points sont donnés selon le nombre de salariées augmentées à leur retour de congé maternité́ – ce qui est par ailleurs une obligation légale. Or, il suffit par exemple que l’employeur augmente toutes les salariées de retour de congé maternité́ d’un montant de 1 euro pour obtenir 15/15.
Par ailleurs, afficher une raison d’être ou une mission égalité́ hommes femmes peut se traduire aussi par des actions hors de l’entreprise (partenariats avec des ONG ou public privé, développement et éducation à l’entrepreneuriat, campagnes sur l’émancipation des femmes) qui d’une part ne fait que préparer un éventuel accès à l’égalité́, mais peut cacher de mauvaises pratiques au sein même de l’entreprise voire une vision néo-colonialiste/raciste qui consisterait à s’enorgueillir d’apporter « l’égalité́ hommes-femmes » à des pays ou cultures non-occidentaux – sous-entendus moins évolués que les nôtres. Enfin, l’emploi de l’expression parfaitement binaire hommes- femmes montre aussi une forme de retard par rapport aux enjeux sociaux actuels puisqu’ils effacent complètement la question des autres genres, de l’intersectionnalité́ et de la discrimination raciale.

Sous couvert de mobilité́ et de « on n’est pas là pour rester le
cul vissé toute la journée sur son bureau », le flex-office cache souvent de tout petits espaces où les employés s’entassent dans un brouhaha constant, le cul dévissé entre deux chaises et une façon peu valorisante de maximiser les profits. L’exemple le plus prégnant est peut-être celui de We Work. Ce pionnier du coworking avait mis dans ses statuts comme raison d’être la « transformation des modes de travail » et, puisque pourquoi pas, « élever la conscience du monde ». En réalité́, son modèle économique reposait sur la spéculation immobilière et c’est cette même bulle spéculative qui a fini par faire s’écrouler le mastodonte. Dans le même ordre d’intentions cachées sous d’autres plus louables, citons également le mot « temporaire ». Souvent utilisé pour justifier une redistribution du travail (sans augmentation ni avantages) lorsque quelqu’un part sans être remplacé, il a la fâcheuse habitude de se transformer en permanent (toujours sans augmentation, ni avantages). Ce procédé́ est si fréquent qu’il a désormais son nom : le quiet hiring (le recrutement silencieux).

C’est le mot que l’on entend partout, et pas seulement dans les entreprises. On cherche d’abord aujourd’hui à être aligné en tant qu’individu. L’enjeu s’est développé́ notamment dans le développement personnel. Si la définition du mot aligner décrit le fait de placer des choses les unes à côté des autres sur une ligne droite, tout le monde serait bien en peine de dire quelles sont ces choses. Le corps et l’esprit ? Nos envies profondes et la vie que l’on mène ? Les valeurs humaines et les profits ?
Le mot aligné est ainsi un mot délicat à employer puisqu’il contient en lui même l’idée que l’on peut donner une forme de cohérence – grâce à une ligne droite bien claire et bien rangée – à des objets ou des concepts qui n’ont rien à faire ensemble (l’envie de sauver la planète et l’envie de vendre de plus en plus d’objets par exemple). Un storytelling façon Marie Kondo qui tend à remplacer l’exercice de moralité́, même si on sait bien que le fait de ranger tous nos tee-shirts par couleur dans le placard ne dit rien sur la qualité́ des textiles.

Ce mot-là est presque moins hypocrite que les autres à condition que
l’on envisage la famille non pas comme un lieu de sérénité́ et d’affection mais bien comme une assemblée de gens qu’on ne choisit pas mais avec laquelle il faut passer du temps tout en restant à peu près agréables.
La sociabilité́ forcée dans les entreprises, particulièrement les start- up, est une “valeur” de plus en plus dénoncée et mal vécue par ceux et celles qui y travaillent. Parce qu’être sociable sous-entend de passer beaucoup de temps avec ses collègues, de participer à des évènements, pendant mais aussi en dehors des heures de travail. Cette obligation brouille tout le processus transactionnel entre une entreprise et un.e employé́.e (à savoir remplir un travail donné pour un nombre d’heures et un salaire donné), dont la fameuse sociabilité́ est définie comme une soft-skill. Pour Mathilde Ramadier, autrice de Bienvenue dans le nouveau monde, comment j’ai survécu à la coolitude des start-ups (Premier Parallèle, 2017) : « on met l’accent sur les soft skills pour évincer le fait que les diplômes, ou l’expérience, sont secondaires. Et inversement, on vante les avantages en nature, ce qui permettra de mieux masquer une rémunération faible, un contrat de travail décevant ou un management autoritaire ».

Authentique, bienveillant, résilient : tous ces mots pour décrire le management ou les valeurs de l’entreprise sont à prendre avec des pincettes. D’abord évidemment parce qu’ils se basent sur un ressenti subjectif, ni qualifiable ni quantifiable. Mais aussi parce qu’ils font partie de ce que Michel Feynie, docteur en anthropologie et psychologue du travail, désigne comme la rhétorique positive du « as if ». Soit un langage qui consiste à faire comme si tout allait bien en simulant une « unanimité́ de façade ». Derrière cette rhétorique, et particulièrement derrière le mot résilient, il y a aussi l’idée que les éventuels problèmes vont se résoudre tout seuls et qu’il n’est donc pas nécessaire d’intervenir (puisqu’on pourra constater avec bienveillance que la situation a complètement dégénéré). Le même optimiste mensonger veille sur le mot autonomie, le cauchemar des alternants et des nouveaux embauchés. Sous prétexte de faire confiance et de croire à une forme d’intégration naturelle, c’est une manière de dire qu’ils n’auront qu’à se débrouiller pour faire le même boulot que les autres mais sans vacances, ni télétravail, ni plaintes, puisque leur rôle est bien de « soulager » l’équipe et pas de lui demander de leur transmettre ou apprendre des trucs.

Le mérite de ce mot est peut-être qu’il reconnait quand même que quelque chose a été abimé́ et qu’il est temps de réparer. Il désigne aujourd’hui l’ensemble des pratiques qui visent non pas à limiter les impacts négatifs sur l’environnement mais bien à avoir un impact positif. Cela passe d’abord par la prise en compte de l’ensemble des limites planétaires. Le mot est- il alors le bon ? À peine avons-nous pris conscience que les ressources ne sont pas infinies qu’apparaît un mot qui semble dire que oui bon, on va finir par être à sec, mais que tout ce qu’on a pillé pourrait se régénérer, revenir à la vie et à une sorte d’état originel. Ce glissement de sens est particulièrement marqué dans l’agriculture. Développé dans les années 1980 par le Rodale Institute, pionnier américain du bio, le concept d’ « agriculture régénérative » a été un temps l’affaire de militants historiques de l’agroécologie, comme l’activiste indienne Vandana Shiva. L’idée était de garantir « non seulement l’absence de produits chimiques dans nos aliments, mais aussi la santé du sol, le bien-être des animaux et celui des travailleurs agricoles ». Le terme a depuis été récupéré par les grands groupes industriels pour reverdir leur approche productiviste, à tel point qu’un collectif d’une trentaine d’entreprises et d’associations, ont publié́ une tribune dans le monde en août 2023 pour alerter sur l’utilisation fallacieuse du terme.

C’est l’enjeu affiché aujourd’hui par de nombreuses entreprises, qu’elles se définissent ou non « à impact ». La subtilité́ réside dans le fait que ces dernières déclarent tendre à la sobriété́ et non pas être déjà̀ sobres. Or, cela fait toute la différence. Si l’on extrait le mot du contexte environnemental et social dans lequel on le retrouve désormais, sobre désigne plutôt une abstinence plutôt qu’une tempérance : on ne se dit pas sobre si l’on réduit sa consommation d’alcool mais si on arrête complètement. Bien sûr, la production quelle qu’elle soit ne peut pas être sobre, mais le mot implique une notion de frugalité́ que l’on ne retrouverait pas dans les mots tempérance ou limitation, qui dessine un univers de contrainte et de discipline. Sobriété́ (ou frugalité́), lui, évoque une disposition naturelle, une philosophie organique, qui en plus ne serait pas incompatible avec une forme de bonheur – comme la sobriété́ heureuse de Pierre Rabhi.

Être embarqué, c’est d’abord la promesse d’une aventure et d’une aventure collective. Mais aussi d’une aventure dont on ne sait pas où
elle nous mènera, et surtout d’une aventure dont on n’est pas le.la héros. ïne. En anglais, « Embedded » désigne par exemple les journalistes embarqués sur les terrains de conflits armés aux côtés de l’armée. Est-ce le cas d’un·e salarié·e en entreprise ?

Face à la remise en cause des jeunes diplômé.e.s qui ne veulent plus se sentir être un rouage d’une machine dont ils ne comprennent plus l’intérêt ou de collaborateurs.trices expérimenté.e.s rincé.e.s par la froideur des process, l’humain refait son apparition dans les discours des entreprises. Et pas n’importe où, « au centre ». Sauf que « remettre au centre » a déjà̀ été très (vraiment très) utilisé pour d’autres sujets qu’on ne savait pas bien par quel bout les prendre. On a donc déjà̀ tenté de remettre l’enfant/le client/la langue française/le climat au centre, mais au centre de quoi ?
De la famille, du débat, de l’économie, de l’histoire, bref, d’un écosystème suffisamment vague pour qu’on continue de le penser régi par des lois qui lui sont propres – avec donc un centre logique et naturel qu’aucune volonté́ humaine ne saurait déplacer.

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