?La réforme introduite par la loi Pacte de 2019 concernant la possibilité pour l’entreprise de proclamer sa “raison d’être” n’est pas la dernière lubie d’un législateur gagné par l’envie d’être à la mode à moindres frais.
La réforme introduite par la loi Pacte de 2019 concernant la possibilité pour l’entreprise de proclamer sa “raison d’être” n’est pas la dernière lubie d’un législateur gagné par l’envie d’être à la mode à moindres frais. C’est plutôt la dernière manifestation d’une révolution profonde dans notre rapport au droit.
Une nouvelle façon de penser le droit
Dans nos pays de common law, nous avons toujours eu une façon très verticale de penser le droit et les valeurs morales qui l’inspirent ; c’est la fameuse pyramide de Kelsen où une norme suprême donne force et légitimité aux normes inférieures, et où, par voie de conséquence, les valeurs partent du haut vers le bas.
Ce modèle s’essouffle. Depuis le début de notre siècle, une autre manière de penser le droit se diffuse. La construction du droit s’opère aujourd’hui de manière plus décentralisée : les sujets de loi ne sont plus dans un rapport de sujétion passive avec la règle, ils deviennent les acteurs de leur traitement juridique. On le voyait déjà dans le mouvement de contractualisation du droit par lequel les personnes sont en capacité de négocier l’application de la règle avec l’autorité publique (on songe à la transaction pénale, à la contractualisation du droit de la famille, ou encore aux négociations du montant des amendes…).
Mais la décentralisation dans la production du droit se voit surtout aujourd’hui dans le monde du travail où les entreprises doivent désormais intégrer des processus élaborés de contrôle de leur propre conformité avec la réglementation. C’est la révolution de la compliance, qui a transformé le rapport à la règle : dans toutes les grandes entreprises, on a intégré des mécanismes d’alerte en cas de violation d’une valeur, des process de règlement de crise et de sanctions disciplinaires. La compliance a processualisé l’entreprise, certaines sociétés se juridictionnalisent même (on songe à la “cour suprême” de Facebook…). La réforme de la raison d’être va potentiellement tout aussi loin : l’entreprise proclame ses valeurs supérieures et les projette dans le corps social.
Le fait que les entreprises exposent désormais leur raison d’être, leurs valeurs éthiques, leur projet social, s’inscrit pleinement dans ce mouvement qui est profond et marquera notre siècle. Notre façon de penser la production de normes change, et pour longtemps : d’un point de vue historique, on peut considérer que le xixe siècle aura été celui de la loi et des grandes codifications, le xxe siècle celui de la jurisprudence. Dans la production du droit, le xxie siècle sera celui de l’entreprise.
Une nouvelle juridicité en droit
Dès lors, la question de la juridicité de la raison d’être de l’entreprise se pose : au-delà d’une proclamation de ses valeurs dans la société, quelles conséquences juridiques peut-on en tirer ? Peut-on imaginer qu’une entreprise qui ne respecterait pas les valeurs qu’elle a proclamées dans sa raison d’être soit sanctionnée ?
À moins que le manquement aux valeurs de l’entreprise ne soit aussi une violation manifeste de l’ordre public, on imagine mal que l’État ait les moyens de poursuivre et de sanctionner ces infractions. Il convient plutôt d’envisager une réponse judiciaire à ces éventuels manquements. En l’état actuel de nos règles, on peut déjà imaginer que les actionnaires de l’entreprise, ses salariés ou ses partenaires économiques agissent contre les dirigeants pour obtenir satisfaction (annulation d’un contrat contraire aux valeurs de l’entreprise, responsabilité des dirigeants…).
Au-delà, une nouvelle juridicité doit être pensée : quel sera le cercle des parties prenantes ayant qualité pour attaquer en justice une entreprise manquant à ses valeurs ? Peut-on imaginer, demain, qu’une association de consommateurs poursuive une société pour manquement à sa raison d’être ? Des outils existent, même s’il reste beaucoup à faire. À l’évidence, il est des sanctions efficaces contre une telle transgression : la réprobation sociale, la perte de clientèle, l’atteinte à la réputation de l’enseigne…
Mais le droit doit aussi avoir toute sa place dans l’arsenal des sanctions de la raison d’être de l’entreprise.
Une nouvelle façon de pratiquer le droit
Cette révolution juridique ne peut être sans conséquences pour les métiers du droit. Ils ont déjà tellement changé ! Quelle sera la place des juristes dans cette nouvelle industrie de la raison d’être ? Elle doit être au tout premier plan. Elle l’est déjà dans les grandes entreprises qui ont compris l’importance du mouvement à l’œuvre. On voit apparaître, dans les grosses structures, d’imposants départements juridiques, autrefois externalisés, qui s’emparent de sujets tels que le respect du droit de la concurrence, de la lutte contre le blanchiment et la corruption… Les besoins d’application sont quotidiens pour processualiser l’entreprise, diffuser ses valeurs et ses règles dans chacun de ses maillons opérationnels. De nouvelles professions fondamentalement juridiques apparaissent, comme les DPO (Data Protection Officer), en lien avec l’application du RGPD, par exemple ; ou de nouveaux départements de compliance dédiés à l’éthique, indépendants du département juridique.
Les juristes peuvent répondre aux besoins des entreprises dans la formulation de leur raison d’être, dans l’appréhension des conséquences juridiques qui lui sont associées, dans la diffusion des valeurs au cœur des ramifications de la structure, dans la défense de leurs intérêts en justice lorsque leurs valeurs sont attaquées. Les pratiques développées autour de la compliance depuis une quinzaine d’années ont permis d’expérimenter de nouvelles méthodes (formations, simulations d’enquêtes, résolution des conflits…). La réforme de la raison d’être est un terrain d’innovation en entreprise récent.
Cette réforme est pleine de promesses et de défis pour notre siècle, il faut que les juristes soient associés à son accouchement !
Rédigé par David Bosco, Professeur de droit privé à l’Université dAix-Marseille