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Hommage : Philippe Nassif ou la raison d’être philosophe

  • 25/03/2022
  • 2 min
Résumé

👉 Né en 1971 à Beyrouth, Philippe Nassif vient de nous quitter. L’agence Marsatwork lui rend hommage à travers cet article.

Né en 1971 à Beyrouth, Philippe Nassif vient de nous quitter. Il était philosophe, conférencier, conseiller de la rédaction de l’ADN et fondateur de l’agence de philosophie Philia Et Caetera. Journaliste dans une première vie, il était également l’auteur de cet essai particulièrement stimulant, La Lutte initiale (éditions Denoël, 2011), qui s’appuie sur la pensée taoïste, les expériences artistiques ou la pratique psychanalytique, pour décrire les ressources dont nous disposons afin d’imprimer un sens, une forme, un élan à nos existences. Cet être généreux et particulièrement brillant avait tout de suite répondu présent lorsque nous l’avions sollicité pour parler de la notion de « raison d’être ». Nous republions l’entretien qu’il nous avait accordé.

« Et j’aime l’idée que notre mémoire est tirée par notre futur. » – Philippe Nassif « Et j’aime l’idée que notre mémoire est tirée par notre futur. » – Philippe Nassif « Et j’aime l’idée que notre mémoire est tirée par notre futur. » – Philippe Nassif « Et j’aime l’idée que notre mémoire est tirée par notre futur. » – Philippe Nassif « Et j’aime l’idée que notre mémoire est tirée par notre futur. » – Philippe Nassif « Et j’aime l’idée que notre mémoire est tirée par notre futur. » – Philippe Nassif

Marsatwork. À quel moment votre pratique philosophique a-t-elle rencontré l’entreprise ?

Philippe Nassif. Dès le milieu des années 1990, en commençant à écrire pour la presse, je me suis rendu compte que les grilles d’analyse que je tenais de mes études à la fac et à Sciences Po – comme le mythe de l’individu rationnel communiant dans les idéaux républicains – devenaient inopérantes dès lors que j’abordais de nombreux phénomènes émergents : Internet, rave parties… Je me suis donc remis à la philosophie pour “penser à neuf” ce qui était en train de se jouer. Puis, à la suite de la parution de mon livre La Lutte initiale, alors que le journalisme était en crise, j’ai été invité à faire des conférences en entreprise, et ça m’a plu. J’ai toujours aimé écouter les gens me parler de leur travail, le décrire… Chemin faisant, j’ai collaboré avec l’agence de philosophie pratique Thaé qui a créé une formidable méthode d’atelier philosophique, permettant de réfléchir en équipe à des mots comme “coopération”, “leadership”, “innovation”… Et puis, avec mon background de journaliste et d’écrivain, je me suis rendu compte que j’étais capable de raconter un projet, une histoire, une entreprise. C’est alors que je me suis intéressé à la “raison d’être” des entreprises, ce que j’appelle “l’identité narrative” en m’inspirant d’un concept de Paul Ricoeur : nous n’avons pas d’identité fixe, déterminée, mais nous ne sommes pas non plus un flux éternellement changeant. L’identité, c’est le récit cohérent que nous sommes capables d’articuler entre notre passé, notre présent, notre futur.

 

 

MAW. Au sein de notre entreprise, nous voyons ce travail sur l’identité comme une occasion d’asseoir les prémices d’une culture qui facilite la coopération entre individus.

P.N. Il n’y a pas de communauté d’action sans narration commune. Et j’aime l’idée que notre mémoire est tirée par notre futur. En fonction de l’avenir désirable que je conçois, je vais convoquer telle ou telle expérience… Ainsi, la force de l’idéal que l’on se donne et que l’on partage permet d’articuler nos expériences passées et celles que nous aspirons à vivre ensemble à l’avenir. C’est ce que l’on entend dans cette première phrase du Phèdre de Platon : “Phèdre, mon ami, où vas-tu donc et d’où viens-tu ?”

 

 

MAW. Si la philosophie intéresse l’entreprise, en quoi la seconde intéresse-t-elle la première ?

P.N. Faire ce détour par la philosophie permet aux dirigeants de prendre de la hauteur. D’avoir ainsi une vision plus ample, une parole plus précise, une action plus cohérente, et de dépasser les oppositions qu’ils rencontrent en les embrassant comme des tensions fécondes. Ceux qui travaillent en entreprise ont très peu d’espace pour des questions pourtant fondamentales : pourquoi est-ce que je fais ce que je fais ? Pourquoi est-ce que je pense ce que je pense ? Ces questions restent en friche… Avoir ce dialogue, c’est ouvrir un espace très fertile. En retour, entre la fin du XXe siècle et le début du XXIe, de nombreuses expériences d’entreprises alternatives ont eu lieu, depuis l’entreprise libérée jusqu’au mouvement des Flexible Purpose Corporations en passant par le concept d’entreprise à mission tel qu’il a été théorisé à l’École des Mines de Paris – et qui a préfiguré les innovations juridiques de la loi Pacte. On a redécouvert que l’entreprise était un milieu où l’on pouvait agir, un lieu qui créait de la réalité, notre réalité, la principale fabrique de la société… Ce que l’on avait un peu oublié au XXe siècle à cause de la puissance de l’intervention de l’État providence. On peut avancer vers une société moins nocive, plus responsable, plus écologique en passant par les entreprises. On peut faire évoluer le capitalisme à travers leur réforme.

 

 

MAW. Comment entendre l’expression “raison d’être” d’un point de vue philosophique ?

P.N. En langage philosophique, on pourrait dire que la raison d’être est ce que les philosophes appellent “désir”. Étant entendu que, d’Aristote à Spinoza, le désir est ce qui nous met en mouvement, il est “l’effort pour persévérer dans mon être”. Par cet effort, je vais devenir une personne unique. Si, comme Frédéric Laloux (Reinventing Organizations, vers des communautés de travail inspirées, éditions Diateino, 2019), on considère l’entreprise non pas comme un objet mécanique mais comme un organisme vivant, alors celle-ci a besoin de se projeter, d’être mue par un désir, une finalité enthousiasmante.

 

 

MAW. Comment faire pour que l’expression de ce désir porte ses fruits, au-delà d’un beau discours ?

P.N. Quand les dirigeants sont attentifs aux stratégies de long terme et que les collaborateurs manifestent leur capacité à innover, c’est cette équation qui va faire que la raison d’être de l’entreprise va résonner à l’extérieur et attirer l’attention des clients. Il y a cette formule de Kant que j’aime bien détourner : “J’ai limité volontairement le savoir pour faire place à la croyance”. Formuler collectivement la raison d’être, c’est limiter collectivement le ROI pour faire place au sens, limiter la quantité pour faire place à la qualité. Ainsi, instituer une raison d’être, c’est comme installer une chaise vide au codir. La raison d’être devient un “pré-texte” pour se réinterroger régulièrement, requestionner les options qui se présentent et les potentiels que nous avons en main pour innover de manière responsable – si tel est notre désir… La raison d’être est évidemment un acte de communication : on va la déclarer, en disant : “Voilà ce que j’aimerais être”. Mais très vite, il faut que l’expression de ce désir s’articule à des actes. Ce cheminement doit amener à réformer quelque chose de la gouvernance, de la manière de travailler ensemble, de l’autonomie des collaborateurs et de l’offre (ce que nous fabriquons, comment nous le distribuons…) voire du business model. A contrario, la raison d’être tourne au vinaigre, voire au ressentiment, si le décalage est trop grand entre le discours et les faits. Cela est d’autant plus vrai que le numérique brouille la donne entre communication interne et externe. Avoir une raison d’être engagée… On peut penser au raisonnement d’Isaac Getz sur L’Entreprise libérée (Pluriel, 2019) : le rôle du dirigeant est de proposer et de faire vivre au quotidien un rêve partagé, un cadre relativement ample et consistant pour que chacun, de manière libre et responsable, puisse prendre des initiatives qui servent le projet commun.

 

 

MAW. La raison d’être a-t-elle quelque chose à nous dire sur la crise sanitaire que nous traversons ?

P.N. Dans son livre Give and Take (W&N, 2014), le sociologue Adam Grant étudie toute une cohorte de consultants qu’il classe selon qu’ils sont “givers” ou “takers”. Et s’il se rend compte qu’il y a davantage de takers que de givers qui réussissent, il constate aussi que ceux qui réussissent le mieux et deviennent leaders sur leur marché, ce sont les givers. De même, Isaac Getz (encore lui) et Laurent Marbacher, dans L’Entreprise altruiste (Albin Michel, 2019) étudient toutes sortes d’entreprises qui sur-performent et démontrent qu’en cas de crise, mieux vaut se recentrer encore plus radicalement sur ses valeurs plutôt que de les laisser tomber pour parer au plus pressé.

 

Il faut avoir ce courage-là, cette générosité-là. C’est à cette condition que l’on pourra trouver l’énergie, le désir, de se réinventer. En temps de crise, l’entreprise a besoin de collaborateurs qui s’engagent, qui délivrent plus que ce qui est prévu et qui restent attentifs aux signaux faibles pour trouver de nouveaux chemins. La raison d’être, qui doit permettre à l’entreprise d’avoir une démarche plus généreuse, va les y aider. Et puis, la raison d’être est une boussole stratégique. Une méta-stratégie qui nous permet de nous recentrer sur ce qui nous anime – le fameux “why” popularisé par le consultant Simon Sinek – et d’inventer de nouvelles offres lorsque la situation l’exige. Rappelons-nous que le mot désir vient du latin desiderare, qui désigne la mélancolie à l’égard de l’astre perdu. La raison d’être est une étoile du Nord que l’on poursuit sans fin.

 

 

Cet entretien a paru pour la première fois dans L’Art de la raison d’être (éditions MAW).

Propos recueillis par Alexandre Contencin et Ariel Kenig.