? L’aventure The Arch, ce sont près de 2000 personnes, dont des membres du GIEC, de l’ADEME, et de nombreux autres experts reconnus, réunis par la volonté d’accélérer la transition écologique… Sur un paquebot géant et flambant neuf. Cherchez l’erreur ? Notre consultante Cécile de Comarmond était à bord, et nous rapporte ses impressions de voyage, soulevant les paradoxes d’une démarche de (trop ?) grande ampleur.
Le choc de monter à bord
Comment communiquer de façon sincère et responsable autour de la transition écologique ? C’est la question centrale du livre L’Art de l’anti-greenwashing, que nous avons récemment publié chez Marsatwork, et aussi celle que je me suis posée, inlassablement, pendant les 4 jours passés au cœur de The Arch, un projet gigantesque de contribution à l’accélération de la transition écologique en France et en Europe.
Comment me suis-je retrouvée au cœur de cette folle aventure ? Ma sœur Julie de Comarmond, qui faisait partie de l’équipe de 70 experts et facilitateurs, m’a proposée d’être son accompagnante. J’en ai parlé à Marsatwork qui y a vu une opportunité d’enrichir son écosystème, de repérer de nouvelles pratiques de communication environnementale et de créer de nouveaux liens autour de ces sujets qui nous tiennent à cœur.
En montant à bord du paquebot MSC Euribia, il y a d’abord eu la sidération. Premier choc à quai, dans le chantier naval de Saint-Nazaire, en découvrant ce monstre des mers, véritable immeuble sur l’eau, 330 mètres de long, une capacité d’accueil de plus de 6000 passagers, une débauche de piscines, de toboggans multicolores dégoulinant du plus haut niveau. Second choc en pénétrant à l’intérieur, dans ce monde parallèle clos, climatisé, clinquant, avec son grand hall central et ses escaliers scintillants, le bruit constant, dans les étages supérieurs, des machines à sous, des jeux vidéo, le bowling, le buffet à volonté… Troisième choc en découvrant un univers souterrain – les 1300 employés du bateau venus de Madagascar, d’Inde, du Kenya, travaillant de longues heures pendant plusieurs mois loin de chez eux. Ceux que l’on croise à peine et dont on essaie d’imaginer la vie quotidienne, dans les étages inférieurs auxquels on n’a pas accès. Deux mondes superposés.
La dissonance comme mode de vie
La croisière est un loisir très populaire à travers le monde, et en pleine expansion ces dernières années, jusqu’à la crise sanitaire : en 2020, on comptait 30 millions de croisiéristes par an, contre 13 millions en 2004.
Pourtant, ce loisir-là n’existe pas dans mon monde à moi. Je me contente de voir les bateaux passer de très loin, depuis la côte marseillaise, et je pense que j’aurais préféré rester dans cette ignorance-là. Nous sommes nombreux, à bord, à partager ce sentiment : celui d’entrer sur un territoire totalement étranger, auquel nous aurions préféré ne jamais voir accès. D’ailleurs, c’est le mot que j’ai le plus entendu pendant les 24 premières heures à bord : la dissonance. Entre le monde d’où l’on vient, les idéaux que l’on défend, les raisons qui nous ont poussés à venir, et l’environnement qui nous entoure.
J’aurais pu choisir de raconter cette histoire-là : une histoire de séminaire sur l’écologie à bord d’un paquebot, un peu comme si on décidait de faire un débat sur le bio dans un Mac Do. Une histoire de Greenwashing en somme.
Ce n’est pourtant pas cela que j’ai vécu. Pendant les 4 jours à bord, passées les premières dissonances d’une grande violence, presque jusqu’à la nausée, je me suis laissé traverser. J’ai observé des engagements sincères, des initiatives inspirantes, et un potentiel gigantesque, si les transformations sont mises en œuvre en aval.
Un écosystème à flot
The Arch, ce sont près de 2000 personnes qui ont accepté d’embarquer ensemble pendant 4 jours pour mener une réflexion individuelle et collective sur les leviers d’accélération de la transition écologique, avec tout l’inconfort, les sacrifices et les renoncements que cela comporte.
J’y ai rencontré une équipe d’experts et facilitateurs à l’énergie immense et contagieuse, qui a accompagné les participants, des chefs d’entreprise de toute l’Europe, dans un cheminement en U, un processus de lâcher-prise théorisé par l’universitaire américain Otto Scharmer, dans le but d’engager un changement de paradigme profond.
J’y ai découvert 100 solutions sélectionnées à travers l’Europe, regroupées en 5 secteurs (ville-habitat, alimentation-santé, énergie, industrie-numérique, mobilités), destinées à être présentées à Bruxelles, pour accélérer la transition écologique.
J’ai particulièrement aimé, pour ne citer qu’eux, la startup Seakite, de La Teste-de-Buch, qui a imaginé des kites géants permettant de transporter les cargos à travers les mers à moindre impact, une PME romaine ayant inventé un système révolutionnaire de dépollution et de purification de l’air (IS Clean Air), et la fabrication de pièces pour les secteurs de l’automobile et de l’ameublement domestique à partir d’un polymère recyclé mêlé à des fibres d’olivier (Life Compolive, Espagne).
J’y ai rencontré de très jeunes entrepreneurs déjà très engagés, réunis au sein des Pépites vertes, une initiative lancée et portée par Claire Pétreault.
J’ai assisté à des conférences d’un niveau incroyable, orchestrées par Walter Bouvais et Pascale Guiffant, fondateurs d’Open Lande, et animées par Lucas Menget, directeur adjoint de France Info, qui ont participé à des prises de conscience, avec toujours, en sus, une dimension poétique et artistique (on retient, notamment, les concerts du chef d’orchestre Jean-Christophe Spinosi et ses musiciens, et les dessins à la fois drôles et éclairants réalisés en live par Solène Dargaud, facilitatrice graphique).
J’ai aussi observé des entreprises comme Bénéteau, leader européen de l’habitat de loisir, qui ont décidé d’embarquer une grande partie de leur équipe à bord afin de donner encore plus de chance à la transformation d’opérer. « Si une entreprise comme Bénéteau opère un changement de paradigme c’est tout un secteur, derrière, qui peut suivre : l’impact est décuplé », s’est enthousiasmé un des facilitateurs.
Après le constat alarmant de François Gemenne, politologue du GIEC et la journaliste Audrey Boehly, qui a écrit sur les limites planétaires, sur la scène de The Arch, pendant trois jours, nous avons entendu des prises de position courageuses, poussant à l’action.
Fabrice Bonnifet, directeur du Développement durable du groupe Bouygues, a appelé à remettre en question la notion de propriété, afin d’intensifier l’usage des biens et des produits.
Marie Gaborit a expliqué comment Toovalu aide les entreprises à changer de paradigme via un bilan de leur empreinte carbone et des pistes de changement à explorer.
Emery Jacquillat, directeur général de la Camif et président de la Communauté des entreprises à mission, a souligné « l’importance de se savoir fragile » (voir notre interview sur le site de Marsatwork) et la nécessité de renoncer, aussi, en tant qu’entreprise, dans le but de s’aligner – lui qui, le premier, a décidé de boycotter le Black Friday.
Armelle Du Pelloux, co-fondatrice de la Convention des Entreprises pour le Climat et dirigeante d’une entreprise de prêt-à-porter a donné l’exemple elle aussi, en racontant comment sa marque a renoncé au polyester, une matière très polluante qui représentait 40% de son chiffre d’affaires.
Enfin, ont-ils rappelé en chœur au terme des 3 jours : il n’y aura pas d’entreprise régénérative sans coalition.
Un voyage à l’impact incertain
A la fin du séminaire, les 600 participants ont souscrit une liste de 70 engagements, à la fois individuels et au niveau de leur organisation, en lien avec les grands principes de la régénération.
Malgré le fonctionnement au gaz liquéfié – ce qui élimine pratiquement toutes les émissions atmosphériques polluantes, comme les oxydes de soufre (à 99%), les oxydes d’azote (85%) et les particules fines (98%), malgré la limitation de vitesse à 10 nœuds au lieu de 15 ou 20 habituellement, malgré le fait que le bateau aurait fait le trajet à vide, de toute façon, depuis le chantier naval de Saint Nazaire pour être inauguré à Copenhague, l’empreinte carbone du séminaire, mesurée par l’entreprise Toovalu, est gigantesque : 1 tonne par participant.
Un sacrifice d’autant plus énorme pour certains d’entre eux, qui ont déjà amorcé des changements radicaux dans leur vie quotidienne pour passer en-dessous des deux tonnes par an.
Le propos des organisateurs : l’impact engendré par une telle rencontre va être si énorme qu’il surpassera largement l’empreinte de notre croisière. Est-ce le cas ? Il est encore trop tôt pour le dire. Open Lande a prévu un suivi des engagements pris par les participants à 3, 6 et 12 mois, et on espère qu’au moins une partie des 100 solutions présentées trouvent un écho à l’échelle de l’Europe. Aussi, on peut imaginer les retombées en cascade sur les entreprises, les secteurs d’activités et même sur l’entourage personnel de chacun des participants.
Les graines ont été semées et il faudra des mois, voire des années, pour observer si The Arch a tenu ses promesses en servant de levier.
Une chose est sûre : le fait d’avoir choisi de tenir ce séminaire sur ce temple flottant du consumérisme a participé à faire sombrer les participants dans cette fameuse méthode en « U », où l’on touche d’abord le fond, en prenant conscience de la réalité du monde, avant de remonter à la surface, en évoquant les différents scénarios proposés par l’ADEME pour atteindre la neutralité carbone en 2050, puis en imaginant un panel de solutions et des coalitions.
La majorité d’entre nous a pris conscience du monde dont il ne voulait pas : ce monde polluant aux loisirs déconnectés du vivant. Une question subsiste cependant : était-il nécessaire de nous faire vivre cette dissonance ? N’aurait-on pas pu mener cette réflexion ailleurs ? Si personne n’est en mesure d’apporter une réponse claire et tranchée, la plupart des participants s’accordent sur un point : leur première croisière sera aussi leur dernière.