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Interview d’Emery Jacquillat : « Il n’y aura pas de regénération sans coalition »

  • 22/06/2023
  • 6 min
  • Propos recueillis par Cécile de Comarmond, Consultante éditoriale

Résumé

👉 Emery Jacquillat est le PDG de la CAMIF et le co-fondateur de la Communauté des Entreprises à Mission, un statut qu’il a été le premier à adopter en France. Présent, récemment, à bord de “The Arch”, un séminaire embarqué réunissant près de 2000 participants sur un bateau entre Saint-Nazaire et Amsterdam dans le but d’accélérer la transition écologique, il a accepté de répondre à nos questions.

Après avoir participé, à bord, à des débats et des ateliers de réflexion, une fois à Amsterdam, vous prendrez la direction de Bruxelles en compagnie d’une délégation. Qu’allez-vous y faire ?

Nous avons préparé un plaidoyer commun, avec les autres Entreprises à Mission présentes sur le bateau, pour inscrire la reconnaissance de l’Entreprise à Mission comme un levier de transformation de la société au niveau européen. L’enjeu, c’est de créer un cadre légal pour l’entreprise engagée au niveau européen. Nous devons affirmer les spécificités de notre modèle face aux modèles de capitalisme américain et chinois notamment. Les sujets d’égalité, de diversité sont tellement complexes que personne ne pourra fournir l’ensemble des solutions ; mais déjà, nous nous proposons de nous regrouper pour adresser l’ensemble des problèmes.

J’ai déjà présenté l’Entreprise à Mission au Parlement suédois, ce qui a suscité de l’étonnement – eux qui ont l’habitude d’être en avance sur nous sur ces questions ! L’Italie a créé la Società Benefit juste un peu avant nous. L’Espagne vient de se doter aussi d’un statut similaire. Mais aujourd’hui nous aimerions uniformiser ces pratiques. On pense notamment aux grandes entreprises françaises qui se sont dotées de ce statut et qui sont présentes partout en Europe, à qui cela simplifierait particulièrement la tâche au niveau juridique.

Le plaidoyer que nous avons écrit va dans le sens d’une directive européenne de l’entreprise engagée avec un socle commun suffisamment inclusif pour qu’il puisse s’adapter aux droits des sociétés des différents pays. C’est déjà ce qui fait la spécificité du statut d’Entreprise à Mission : il respecte la forme juridique des entreprises et vient l’encapsuler en lui donnant un cadre qui sécurise, pérennise et structure l’engagement de l’entreprise.

Pouvez-vous nous raconter, en quelques mots, votre propre cheminement interne vers l’Entreprise à Mission, puis votre envie de co-fonder cette communauté ?

Je me suis appuyé sur des travaux de chercheurs. En 2012-2013, nous avons décidé d’expérimenter à la CAMIF et de mettre en pratique ce modèle théorique. Cela a été un chemin de près de deux ans et demi. Nous avons réalisé à quel point la création d’un comité de mission transformait à la fois l’offre de l’entreprise, la clientèle… Et nous avons constaté par nous-même comme c’était un excellent levier d’accélération de la transformation !

J’ai co-fondé la communauté des Entreprises à Mission avec pour objectif d’offrir un cadre de partage aux dirigeants qui souhaitent rendre leur entreprise plus contributive et continuer à enrichir le modèle. Ce qui est intéressant, c’est aussi d’encapsuler ce changement de modèle et de le faire durer au-delà d’un mandat de dirigeant, notamment, sur le temps long.

En quoi ce statut est-il un levier de transformation pour l’entreprise ?

L’Entreprise à Mission va plus loin que la Responsabilité Sociale des Entreprises : on va chercher, dans les fondements de l’entreprise, l’impact positif qu’elle cherche à avoir sur la société. Et cet impact positif va créer de la valeur à long terme pour l’entreprise. Et donc on va activer cette force en alignant toutes les parties prenantes de l’entreprise, dont les actionnaires et les collaborateurs mais aussi tout l’écosystème.

C’est cet alignement autour de la Raison d’Être qui fait la différence entre l’Entreprise à Mission et les enjeux normatifs, que sont la RSE ou la CSRD au niveau européen. On va beaucoup plus loin.

Quel est le cadre garant de cet alignement en interne?

On inscrit d’abord dans les statuts de l’entreprise une mission, avec une Raison d’Être et des objectifs sociaux et environnementaux. Puis on met en place des instances de contrôle, car si on ne rend pas nos objectifs opposables au tiers, ils n’ont aucune crédibilité et on peut tomber dans le « purpose washing ».

En France, il y a un double contrôle : il y a un contrôle externe par un organisme tiers indépendant, comme c’est le cas en Italie. Notre spécificité française, qui est une innovation mondiale, c’est le contrôle interne via le comité de mission.

Pour les entreprises de moins de 50 salariés, il n’y a pas d’obligation de créer un comité, il peut y avoir juste un référent de mission. Mais on constate que même les PME qui ne sont pas obligées de le faire l’on fait quand même.

C’est un organe nouveau est essentiel. Jusqu’à maintenant, il y avait les actionnaires d’un côté, qui défendaient leurs intérêts au sein du conseil d’administration, et les syndicats et les représentants du personnel de l’autre, défendant les intérêts des salariés, mais finalement, personne ne défendait les intérêts de l’entreprise elle-même. C’est ce qui est génial et innovant avec le comité de mission : on a pour la première fois un organe en interne qui veille à ce que l’entreprise mène à bien la mission qu’elle s’est fixé, et on y retrouve toutes les parties prenantes. Je pense que c’est une belle façon d’oxygéner la gouvernance de l’entreprise, en y faisant entrer des clients, des partenaires, des fournisseurs, des acteurs du territoire, des experts des métiers sur lesquels l’entreprise s’est engagée, des salariés.

Car en réalité, l’entreprise n’appartient pas à ses actionnaires. J’aime rappeler les parties prenantes contenues dans l’acronyme de la CAMIF : les Clients, les Actionnaires, le Monde qui l’entoure (le territoire), les Intérêts de l’entreprise et enfin les Fournisseurs. Si on enlève une des lettres, la CAMIF ne veut plus rien dire ! L’entreprise à mission et le comité de mission permettent de mettre en lumière un projet collectif avec un objectif commun partagé, autour duquel on mobilise notre énergie, nos moyens, notre intelligence.

Pour qu’il soit soutenable, il faut transformer le modèle en profondeur : il faut passer d’une économie linéaire à une économie circulaire, il faut investir massivement dans la transition énergétique… L’Entreprise à Mission nous donne le cadre pour cette transformation et la possibilité d’embarquer toutes les parties prenantes avec nous en ce moment historique pour l’humanité. Il n’y aura pas de régénération sans coalition.

Pour transformer, il faut savoir à la fois renoncer et oser. Comment parvient-on à faire accepter le renoncement de façon collective ?

C’est d’autant plus facile à faire quand ce renoncement est aligné avec la mission de l’entreprise, quand on s’aperçoit collectivement que nous avions certaines pratiques qu’il faut absolument abandonner.

Quand on promeut la consommation responsable, on ne peut pas prendre part au Black Friday. Pour moi, c’était une évidence qu’il fallait avoir un geste fort et fermer notre site Internet ce jour-là. A l’époque, ça a beaucoup déplu à mes actionnaires, mais au final tout le monde a compris et aujourd’hui, 1500 sites de e-commerces boycottent le Black Friday.

C’est aussi cela que l’on attend d’un dirigeant : de savoir prendre des décisions radicales dans le but d’incarner la mission. Ces renoncements créent des déséquilibres nécessaires pour nous mettre en mouvement. Ils permettent aussi de créer de l’espace et de libérer de l’énergie qui pourra être mise ailleurs, pour mener à bien la mission. Les « Mission Natives », ces entreprises qui naissent Entreprises à Mission, n’ont pas besoin, de fait, d’emprunter ce chemin. Mais sinon, je pense que le renoncement est une étape majeure de la trajectoire de transformation des entreprises.

A la CAMIF, nous avons aussi renoncé, en 2021, à tous les produits de grand import que l’on achetait encore en dehors de l’Europe, ce qui représentait 7,4 % de l’offre. On sortait de la période Covid lors de laquelle on avait fait une croissance assez forte – tout le monde avait eu besoin d’un bureau pour travailler, d’un matelas confortable et d’un canapé pour regarder sa série Netflix, et le moindre m2 de jardin ou de balcon était équipé de mobilier de jardin… Ce sont les collaborateurs qui ont souhaité ce renoncement, en cohérence avec la feuille de route que nous avions établie et avec nos objectifs de mission.

Notre modèle, c’est le local ! On promeut le made in France et on a pour mission de dynamiser l’emploi sur nos territoires. Aussi, nos produits sont lourds et volumineux et leur transport coûte cher en CO2, donc cette décision était totalement cohérente. Malgré tout, cela a mis l’entreprise en tension, parce qu’il fallait trouver des alternatives, notamment pour le mobilier de jardin, et on a commencé par perdre du chiffre. Sur le temps long, le renoncement crée une dynamique positive, en créant de la fierté, de l’engagement. Ca clarifie la proposition de valeur de l’entreprise pour nos clients aussi, et cela renforce leur fidélité. Nous sommes d’ailleurs devenus la marque préférée des Français pour l’équipement de la maison. In fine, ce renoncement crée aussi de la valeur économique ; mais avant cela, il se traduit toujours par une perte au départ.

Le renoncement, c’est aussi accepter de ne pas retrouver le niveau d’avant car on change radicalement de modèle. Nous avons l’exemple, à la CAMIF, des chambres d’enfants : notre objectif est de cesser d’en vendre. Ce sont des meubles que l’on fabrique pour qu’ils durent 50 ans et qui sont utilisés à peine 3 ans. Le bébé, au bout de 3 ans, il veut sortir de son lit à barreaux ! Et pourquoi nous ne donnerions pas 5, 6 ou 7 vies à ce lit-là ? Peut-être que demain nous ne vendrons plus de meubles, nous ne ferons que de la location… Donc il y a le renoncement et aussi les initiatives, les expérimentations, et des investissements sur de nouvelles activités en faveur d’un modèle économique soutenable.

Vous auriez pu vous contenter d’appliquer ce modèle à l’échelle de votre entreprise, pourquoi avez-vous ressenti le besoin de le partager ?

Pour avoir de l’impact, ce qui passe forcément par la coopération. C’est d’ailleurs le plus grand défi de l’humanité : ce n’est ni le climat ni les inégalités croissantes, mais notre capacité à coaliser, à coopérer pour inventer de nouvelles solutions. Il n’y aura pas de régénération sans coalition.

En décembre dernier, j’étais à l’ONU, à New York, dans le cadre d’un projet de résolution autour de l’économie sociale et solidaire.  Et cette résolution est passée ! Donc nous avons aussi cette reconnaissance internationale. Ce sujet me passionne parce que j’ai vu à quel point ce modèle nous a transformé, à la CAMIF, alors j’ai très envie de le partager.

A quel moment embarque-t-on les pays du Sud dans cette transformation ?

Notre enjeu est d’abord de transformer notre propre récit : c’est quoi la réussite aujourd’hui ? C’est quoi le progrès ? On s’aperçoit de l’importance du « role model » occidental et de l’importance capitale de revisiter les modèles de réussite. Parce que si on ne le fait pas, les pays en voie de développement vont continuer à se tourner vers le modèle américain, notamment, de surconsommation, avec les plus gros 4×4, les plus gros buildings, et si tout le monde se développe comme Dubaï on est mort. Changeons-nous nous-mêmes et créons ce nouveau récit avant de tenter d’évangéliser qui que ce soit.