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  • Décryptages

Les nouveaux activistes de l’imaginaire

  • 07/03/2024
  • 5 min
  • Cécile de Commarmond, Consultant éditorial
Changer nos représentations du monde mais aussi ce qu’on attend de lui pour le rendre plus vivable, c’est le pari de ces militant•es dont l’objet de lutte touche directement au cerveau et aux représentations qu’il (se) fabrique. Si leur rencontre vous tente ou que vous aimeriez simplement vous situer au cœur de cet écosystème brûlant, nous avons cartographié ce territoire à travers ses figures les plus marquantes.

“La colonisation de notre imagination
a été le plus grand succès du néolibéralisme.”

Naomi Klein

 

 

À la base de ces nouveaux récits, il y a la remise en cause d’un des fondements de notre vision du monde. Tellement ancré que l’on oublierait presque de le questionner : celui de la différence entre culture et nature. Bien après la séparation opérée par Descartes (et comment la questionner quand Descartes a donné son nom à l’adjectif cartésien, devenu synonyme de logique ?), c’est d’abord l’anthropologue Philippe Descola qui tente de changer le paradigme dans son ouvrage Par-delà nature et culture dès 2005.

Il y introduit notamment les notions de “vivant humain” et “non-humain”, pour tenter de décentrer la conception humaniste qui place l’humain
au centre de l’univers, et le considère donc prioritaire sur le reste de son environnement.
Aujourd’hui, c’est le philosophe Baptiste Morizot qui consacre son travail, pour reprendre le titre d’un de ses livres, aux autres Manières d’être vivant (2020). Pour le chercheur (et pisteur), « la spécificité du naturalisme est d’avoir inventé la première cosmologie qui postule que nous ne sommes pas tenus à des égards envers le monde qui nous a fait. Envers le monde vivant avec qui on partage la Terre. Envers les écosystèmes qui nous nourrissent, les mêmes qui génèrent l’eau que l’on boit et l’oxygène que l’on respire »*. Comme autre imaginaire, Morizot préconise une nouvelle forme de diplomatie avec le reste du vivant afin d’exercer notre capacité à coexister avec la biodiversité qui nous fonde. Un rédecoupage du territoire prôné aussi par la philosophe Vinciane Despret (Habiter en oiseau) et, entre autres, tous les auteurs de la collection Mondes Sauvages d’Actes sud.

*Postface de l’ouvrage de Sébastien Bohler, Où en est le sens ?, Robert Laffont, 2020

 

 

 

Pour créer de nouveaux récits, il faut de nouvelles histoires, de nouveaux points de vue, mais aussi de nouveaux mots. C’est le constat auquel parvient le philosophe australien Glenn Albrecht dans son ouvrage Les Émotions de la Terre, Des nouveaux mots pour un nouveau monde. Pour lui, le monde vit un tel bouleversement que notre vocabulaire n’est plus pertinent pour le décrire. Pour pouvoir appréhender la réalité telle qu’elle est, il est donc nécessaire d’inventer un nouveau lexique.

Ce qu’il fait lui-même puisque c’est à lui que l’on doit la solastalgie, soit l’expérience existentielle et vécue d’un changement environnemental négatif, ressenti comme une agression contre notre sentiment d’appartenance à un lieu. Il se définit également lui même comme un farmosophe, qui associe la réflexion et l’écriture à la culture de produits alimentaires et à la protection d’un refuge pour la faune et la flore.

Dans son sillage, on trouve aussi l’astrophysicien et philosophe Aurélien Barreau, lui aussi persuadé que pour changer le monde, il faut s’attaquer d’abord à son logos (Il faut une révolution politique, poétique et philosophique, Zulma, 2022).

 

 

 

Il y a ceux qui ont toujours su, ceux qui n’ont jamais rien voulu voir, et puis ceux qui ont accepté́ de changer en cours de route. Les récits de ceux et celles qui ont connu la rédemption est aussi un message d’espoir à l’encontre de tous les OK Boomers qui continuent à s’écharper sur les plateaux télé pour conclure qu’on ne peut plus rien dire et que le monde, franchement, se portait mieux avant. Des revirements plus ou moins tardifs qui n’échappent à aucun secteur, que l’on pense à Paul Watson (fondateur de l’ONG Sea Sheperd puis Sea Sheperd Origins), ancien dresseur de Flipper le dauphin devenu chasseur de chasseurs à la baleine, à Richard Curtis, réalisateur du Journal de Bridget Jones, de Coup de foudre à Notting Hill et de Love Actually, qui assure depuis peu regretter ses blagues grossophobes et le manque de diversité dans ses films : « J’ai été stupide et je me suis trompé à ce sujet », en passant par la comédienne Muriel Robin qui reconnait avoir changé d’avis sur plusieurs sujets liés au féminisme et à l’homophobie.

« Sur les écrans de cinéma, à l’intérieur des entreprises ou dans la loi, la création REPENTIS de nouveaux imaginaires passe par l’écriture de nouveaux mythes. »

 

 

 

Elles auront obtenu un euro symbolique mais surtout pour la première fois la reconnaissance par la justice que l’Etat a commis une “faute” en se montrant incapable de tenir ses engagements de réduction des gaz à effet de serre (GES) sur la période 2015-2018. Elles, ce sont les quatre ONG (Notre affaire à tous, Greenpeace, Oxfam et la Fondation Nicolas Hulot) qui avaient déposé en 2019 un recours devant le tribunal administratif de Paris pour “carence fautive” de l’Etat. A l’origine de cette “Affaire du siècle”, largement relayée par les médias et soutenue par un large panel de célébrités ou d’influenceurs, il y a l’idée selon laquelle les nouveaux récits s’écrivent aussi dans la loi.

C’est cette même volonté de créer de nouveaux imaginaires qui a poussé certains pays à donner à une partie de leurs écosystèmes non pas de nouvelles variations de leurs mythologies mais bien une personnalité juridique. Autrement dit, de reconnaître des droits propres à des entités naturelles, comme c’est le cas des fleuves, qui doivent avoir le droit d’exister et de regénérer leurs cycles naturels (droit qui a été acquis entre autres par le fleuve Atrato en Colombie, le fleuve Whanganui en Nouvelle-Zélande, l’ensemble des cours d’eau au Bangladesh ou encore la rivière Magpie au Canada).

En France, l’idée est plus lente à s’imposer mais des collectifs tentent de faire avancer cette cause. En 2019, a été lancé le Parlement de Loire. En 2021, ont été proclamées les déclarations des droits du Tavignano (Corse) et de la Têt (Pyrénées-Orientales). Et en 2023, les manifestes pour la Durance et pour l’Arc, ainsi que le projet MerMéd, à Marseille, qui tend à donner des droits à la mer Méditerranée.

 

 

Ils et elles tentent de réinventer les récits là où les mythes de la croissance et de la solution technologique sont les plus forts : au sein de l’entreprise. D’abord, en proposant des modèles plus vertueux au sein de leurs sociétés mais aussi en militant pour des lois plus exigeantes vis-à- vis de leur propre activité.

C’est par exemple le cas de Julia Faure, qui a cofondé la marque de vêtements Loom, contre-modèle à la fast fashion avec des vêtements durables et fabriqués localement, ou du collectif En Mode Climat, qui prône des lois en faveur de l’environnement et du bien commun dans le domaine de la mode.

Elle est aussi devenue la co-présidente d’Impact France avec Pascal Demurger, le directeur général de la Maif. Représentante de ce mouvement des entrepreneurs et dirigeants qui mettent l’impact écologique et social au cœur de leur mission d’entreprise, elle a récemment défendu la conditionnalité des aides aux entreprises, basée sur leur impact écologique et social vs. la « prime au vice », c’est-à- dire l’avantage compétitif à mal faire.

 

 

 

 

 

Créer un nouvel imaginaire n’est pas toujours une affaire de mots.
Cela passe parfois par le corps. Certains activistes n’hésitent pas à mettre en danger le leur pour faire passer leur message et alerter sur l’urgence ou l’absurdité d’une situation. À la manière des moines bouddhistes tibétains qui s’immolaient pour protester contre l’occupation chinoise, ces activistes mettent leur corps dans la balance pour raconter un autre pan de l’histoire. On pense bien sûr à Thomas Brail, qui entre en grève de la faim, puis de la soif, avant de se faire molester par les forces de l’ordre, pour tenter de suspendre le chantier de l’autoroute A69 entre Toulouse et Castres dont le tracé menace d’abattage de centaines d’arbres. Ou encore à l’agriculteur Cédric Herrou, qui a connu plus d’une dizaine d’arrestations et de gardes à vue pour avoir aidé des réfugiés à traverser la frontière franco- italienne.

 

 

 

Qu’ils soient autonomes, passés par les ZAD, fans de l’écrivain Alain Damasio ou du philosophe Yves Citton, ces activistes ont choisi d’occuper le terrain des marges pour tenter de réinventer un monde à la hauteur de leurs exigences (et de leur imagination).

Ils sont souvent très en pointe sur la création de nouvelles images et de récits positifs sur la désobéissance civile. Des “sanglier·es syndicalisé·es” qui s’en prennent aux golfs, des “dégonfleurs de pneus” anti-SUV, des “perceurs de jacuzzis” ou des jeteurs de soupe non pas sur Les Tournesols de Van Gogh mais sur la vitrine qui les abritent…

Ces actions tentent de déplacer notre réflexion sur ce que à quoi nous accordons de la valeur, financière et symbolique. C’est enfin tout un imaginaire de l’occupation qu’ils viennent réanimer et réinventer. Parmi les façons de faire récit, ils choisissent l’option “armée des ombres”, indéterminée, sans chef mais nombreuse (« Ami, si tu tombes, un ami sort de l’ombre à ta place », nous dit le Chant des Partisans). Et veulent occuper le terrain longtemps. C’est par exemple tout l’imaginaire déployé par les Soulèvements de la terre contre les projets de mégabassines ou de l’autoroute A69.

 

 

 

Ils et elles sont capables d’enchaîner déplacements, débats, conférences, interventions médiatiques (mais aussi menaces de mort, commentaires haineux, dialogues musclés) pour alerter sans relâche sur les dangers encourus par la planète et vulgariser coûte que coûte les enjeux climatiques actuels.

Parmi ces portes-paroles du climat en France, on retrouve bien sûr Camille Etienne, engagée dans diverses luttes, notamment contre Total, et autrice de Pour un soulèvement écologique : dépasser notre impuissance collective. Mais aussi le réalisateur et écrivain Cyril Dion, co-fondateur du mouvement Colibris, révélé par le film Demain en 2015. Oscillant entre une description factuelle de la situation qui n’évacue pas l’urgence et l’ampleur des enjeux, et l’ébauche d’un futur encore possible, ces activistes prônent une forme de réconciliation entre la population et une vision du progrès moins consumériste et matérialiste. Afin de contourner ce qu’ils estiment être l’obstacle majeur de la bataille des imaginaires : le fait de savoir ne suffit pas à déclencher de nouveaux comportements. Le même constat constitue d’ailleurs le point de départ de l’engagement de la lanceuse d’alerte la plus médiatisée au niveau international, la suédoise Greta Thunberg et son célèbre “How dare you ?”, discours adressé aux Nations Unis en 2009, dans lequel elle listait tous les signaux d’alarme qui ne suffisaient pas à déclencher la prise de décisions.

 

 

 

Créer de nouveaux imaginaires nécessite plus que de
bonnes intentions. Pour ce faire, plusieurs structures aident techniquement l’émergence de nouveaux récits en compagnie de scénaristes, réalisateurs, diffuseurs ou producteurs, en produisant rencontres, événements et masterclass.
C’est le cas de la Fabrique des nouveaux récits. Mais aussi d’Imagine 2050, une société de production à impact et de conseil engagée qui propose des contenus de sensibilisation et de mobilisation sur les enjeux de transition écologique et sociale. Ou encore du Festival Atmosphère, qui permet de sensibiliser les créatifs sur ce que pourrait être une société compatible avec le vivant. La comédienne, auteure et réalisatrice Valérie Zoydo y a par exemple signé le Parcours Nouveaux Récits et a réalisé pour l’ADEME le rapport
« Quel storytelling des enjeux actuels dans l’industrie du cinéma et de la télévision ? ».

 

 

 

Si l’imaginaire ne suffit pas, pourquoi ne pas leur montrer directement ?
Pour certains activistes, la solution réside dans la réalisation active des scénarios alternatifs. Parmi eux, Rob Hopkins, l’initiateur du Mouvement des Villes en Transitions (mouvement né en 2006 en Angleterre) qui s’est appuyé sur les communautés déjà existantes pour imaginer d’autres façons de vivre et de penser la ville, en y généralisant des initiatives tels que les réseaux d’Amap (associations pour le maintien d’une agriculture paysanne), les monnaies locales et complémentaires, les SEL (systèmes d’échange locaux) ou les ressourceries (lieux où sont collectés des objets inutilisés ou des déchets pour être réemployés ou recyclés) mais aussi tout ce qui permet de réinsérer l’agriculture dans le tissu urbain (jardins partagés, composteurs, plantations comestibles dans l’espace public, toits en ville végétalisés dédié à l’agriculture). Plus près de nous, Frédéric Bosqué, fondateur du projet Tera dans le Lot-et-Garonne, a pour ambition de revitaliser un espace rural en relocalisant 90% de la production vitale aux habitants. Il s’y expérimente un revenu d’autonomie inconditionnel, c’est-à-dire un revenu de base supérieur au seuil de pauvreté versé avec cette monnaie locale, garanti par la production issue de ces nouvelles activités et cumulable avec d’autres revenus.

Parmi les bâtisseurs de nouveaux mondes, on trouve enfin celles et ceux qui construisent pour d’autres qu’eux. Ce sont toutes celles et ceux qui œuvrent par exemple pour les Réserves de Vie Sauvage® de l’Association pour la protection des animaux sauvages et du patrimoine naturel (ASPAS).

 

 

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