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  • Décryptages

Plus dure sera la chute

  • 07/03/2024
  • 4 min
  • Marie Kock, Journaliste
Prévenir pour guérir ? Réveiller les consciences ? Trouver des solutions ? On vous explique à quoi sert de recourir au scénario catastrophe pour parler d’un sujet (attention, l’atterrissage ne se finit pas forcément bien). Et pourquoi notre soif d’apocalypse semble impossible à rassasier.

En 2014, l’autrice canadienne Emily St-John Mandel publie Station Eleven.
Un roman d’anticipation, l’histoire d’une grippe mortelle qui tue 99% de la population sur Terre mais laisse en vie une enfant qui intègre une troupe de théâtre ambulante qui s’obstine à jouer Shakespeare dans les décombres. Six ans plus tard, en plein Covid, St-John Mandel est invitée partout pour commenter, rassurer et donner des pistes de sortie possibles. Celle qui a su dérouler le scénario catastrophe doit pouvoir nous guider dans celui qui se joue sous nos yeux. St-John Mandel a beau dire qu’elle n’est pas la bonne personne pour faire de la prospective sur la pandémie et publier son nouveau roman, La Mer de la tranquillité, dans lequel l’un de ses personnages est une écrivaine qui a écrit sur une pandémie et à qui on demande sans cesse son avis sur la catastrophe en cours, impossible de se résoudre au fait qu’elle ne soit pas la grande pythie de la fin du monde.
L’énorme succès de Station Eleven (HBO l’adapte en série en 2021), mais aussi de nombreux livres, films, séries, documentaires, articles de journaux qui tentent de raconter la fin du monde, témoignent de notre appétit jamais rassasié pour ce type de scénarios.

Aujourd’hui, les peurs ont changé, les urgences aussi, mais la narration est toujours là : à quoi ça sert de prévoir le pire ?

LA RÈGLE DU TICKING CLOCK 

Souvent utilisée comme date butoir, 2050 se résume en un immense chaos climatique : augmentation de la température, 60 jours de canicule par an, feux de forêt partout, inondations et sécheresse ailleurs, bref, un tableau à la Jérôme Bosch dans lequel on est sûr qu’il ne fera pas bon vivre. Un scénario catastrophe dans les règles de l’art, au détail près que l’on sait qu’il y a peu de chances qu’il se finisse bien.

La question n’est donc pas tant de savoir si le scénario est plausible, s’il va bien se dérouler ainsi (spoiler : oui). La vraie question serait plutôt : une anticipation à deux décennies est-elle efficace pour tenter de réveiller les consciences et commencer à changer notre manière de vivre ?

Le premier élément de réponse se trouve peut-être justement dans la fiction. Parce que cette dernière nous a habitué à des scénarios de rupture brutale. Les films ou livres catastrophe nous décrivent généralement des effondrements rapides : une météorite qui tombe sur Terre, une attaque d’aliens, une guerre nucléaire, une glaciation soudaine, une épidémie de zombies. Tout part en vrille en quarante-huit heures : les survivants ont à peine le temps de réaliser ce qui est en train de se passer qu’ils doivent déjà quitter la ville avec leurs petits baluchons. Même dans les plus anciens récits de fin de monde, les textes des religions abrahamiques, il est question du jour du jugement dernier, soit 24 heures où tout bascule.

Cette rapidité d’exécution du désastre est l’un des ressorts les plus efficaces de la fiction. C’est même une règle que l’on retrouve dans tous les manuels de scénarios dignes de ce nom : la règle du ticking clock. Quelque chose va se passer dans X temps, ce qui crée un sentiment d’urgence censé mobiliser le personnage et le pousser à tout faire pour sauver la situation en un temps donné. L’exemple le plus évident de ce procédé est peut-être la série qui annonce le ticking clock dans son titre : 24h, dans laquelle le compte à rebours auquel est soumis Jack Bauer est affiché régulièrement à l’écran. Sauf que.

Sauf que nous sommes entrés dans l’ère des catastrophes lentes. Il n’est plus question d’attendre dans son petit bunker de savoir quand va tomber la frappe nucléaire mais bien d’assister à un long et inexorable effondrement. Plongez une grenouille dans une casserole bouillante : elle s’échappera. Placez-la dans l’eau froide et chauffez à petit feu : elle s’habituera aux variations de température et restera tranquille jusqu’à se retrouver bouillie.
Nous sommes comme des grenouilles, à attendre le point de bascule sans se rendre compte qu’il a déjà été franchi. 2050, cela sert à ça : produire une image qui fait office de signal (puisque des étés de six mois, ça ne suffit pas à nous faire sortir de la casserole), une image qui soit capable de produire en nous la représentation d’une rupture franche et massive, d’une « vraie » catastrophe.

ET VOUS,
ÇA VOUS DIT DE RESTER EN VIE ? 

L’un des autres atouts du scénario catastrophe est d’offrir une aspérité, une prise, paradoxalement rassurante, parce qu’il permet de recréer une forme de déroulé logique dans une situation tellement confuse qu’on ne sait plus par où la prendre. C’est la fameuse catharsis d’Aristote, sentiment d’apaisement et de « purification » personnelle et collective éprouvé par les spectateurs pendant et après une représentation dramatique. On partage l’angoisse, et le soulagement de n’être pas (encore) en train de vivre le drame qui se déroule sous nos yeux.

Dit autrement, on est heureux de retrouver sa petite vie dans un monde déréglé, plutôt que d’être coincé dans la coulée de lave, l’épisode glaciaire ou l’invasion des profanateurs de sépulture. Il existe d’ailleurs un exercice de développement personnel et de thérapie cognitive et comportementale qui s’appelle le scénario catastrophe. Il s’agit de créer un arbre dont chaque embranchement permet d’anticiper la pire des solutions. À la fin, on se retrouve avec la situation la plus difficile (le but étant de se rendre compte que, même dans ce cas, on est capable de s’en sortir et de faire face).

Mais au-delà de l’exercice de défoulement pulsionnel, ces scénarios servent aussi à une meilleure compréhension de ce qui est en train de se passer. Tout aussi spectaculaires qu’elles puissent être, les fictions apocalyptiques sont généralement des extrapolations, des amplifications, des peurs que nous sommes déjà en train d’éprouver. Pendant la guerre froide, la majeure partie de la production de science-fiction tourne autour de la destruction nucléaire (et des extra-terrestres qui symbolisent souvent la menace communiste). Les catastrophes écologiques et industrielles pointent leur nez dans les années 1980, les pandémies dans les années 1990. À partir des années 2000, ce sont les catastrophes naturelles ou les actes de terrorisme à grande échelle qui s’imposent.

Cette évolution montre bien que les scénarios catastrophe s’adaptent aux peurs du moment, qu’ils sont une mise en récit des angoisses diffuses et trop vastes pour être appréhendés par l’accumulation des faits. En ce sens, ils sont la preuve d’une prise de conscience générale. Mais ils sont aussi une sorte de répétition générale pré-catastrophe.

 

L’ENTREPRISE À L’ÉPREUVE DU DRAME 

À la manière d’un professeur de danse qui montre les pas à exécuter avant de demander à ses élèves d’en faire de même, le récit catastrophe nous permet d’observer les différents actes de la tragédie avant d’avoir à la subir. Lors de l’épidémie de Covid 19, le film Contagion, datant pourtant de 2011, est devenu l’un des films les plus regardés de l’année. Pour Coltan Scriver, doctorant de l’université de Chicago qui travaille sur la notion (et les avantages) de la curiosité morbide, cette dernière est d’abord « une motivation interne pour en savoir plus sur les menaces qui nous entourent, afin d’être capable d’éviter ces menaces dans le futur. » Parce que le cerveau de ceux qui s’abreuvent de fictions catastrophe simule régulièrement le désastre, il serait mieux préparé à vivre le désastre réel. Une étude publiée en janvier 2021 par la revue Personality and Individual Differences a même montré que les consommateurs de films d’horreur, notamment de films de zombies, étaient mieux préparés à la pandémie de Covid-19. Dans les entreprises, le scénario catastrophe est d’ailleurs un exercice d’animation de réunion, pour permettre aux participants d’anticiper un problème auquel ils n’auraient pas pensé, voire d’imaginer des solutions innovantes.

Enfin, bien que nous vivions dans une époque où un président peut s’interroger en 2023 sur « qui aurait pu prédire la crise climatique ? », les scénarios catastrophe, une fois qu’ils sont validés par le réel, peuvent paradoxalement apporter une forme de soulagement. Cela explique que l’on ressorte encore aujourd’hui le modèle du MIT de 1972 (le rapport Meadows) qui prévoyait déjà l’effondrement en cours. Que l’on redécouvre Printemps silencieux, le livre de la biologiste Rachel Carson qui alertait dès 1962 sur la disparition des oiseaux. Ou plus prosaïquement, que l’on se demande encore si les Simpsons sont capables de prévenir l’avenir. Peu importe que tout un tas de modèles n’aient pas été validés (et donc oubliés), cela nous conforte dans l’idée que quelqu’un savait et que la catastrophe aurait pu être évitée. Et donc qu’il reste encore une chance d’échapper au désastre à venir.

C’est l’histoire par exemple de la Red Team, un collectif de scénaristes de science-fiction (dont Laurent Genefort, Xavier Mauméjean, DOA, le dessinateur et scénographe François Schuiten et d’autres qui ont préféré rester anonymes) qui, en collaboration avec l’université Paris Sciences & Lettres, ont planché sur des scénarios catastrophe pour l’armée française. Tous tenus au secret-défense, les membres de la Red Team ont commencé leur travail début 2020, pour produire quatre « saisons » de scénarios, dont la plupart ne seront pas rendus publics. Doté d’un budget de 2 millions d’euros, ce projet est pensé pour préparer le futur de la défense en misant sur d’autres angles de vue que ceux des seuls militaires.

 

 

QUI CHANTERA « I WILL SURVIVE » ?

Capables de préciser nos peurs, de créer des images suffisamment fortes pour déclencher notre prise de conscience et nous entraîner à ce qui vient, les scénarios catastrophes seraient-ils ce qu’il nous faut pour éviter la catastrophe à venir ? Malheureusement, ce serait bien trop simple. Parce que le scénario catastrophe n’est pas qu’une histoire de destruction et d’anéantissement. C’est avant tout une histoire de survivants. À de rares exceptions près, demeure toujours beaucoup de monde après l’événement qui a fait courir le monde à sa perte.

Le scénario le plus dur serait pourtant celui où il ne reste plus personne pour raconter l’histoire. Melancholia, de Lars Von trier, ou le roman Je suis une légende, de Richard Matheson (l’adaptation ciné avec Will Smith propose une fin alternative plus heureuse) racontent bien la fin totale de l’humanité (l’un par une explosion finale, l’autre par le dernier humain qui devient un zombie) mais ils font presque figure d’anomalie. Le principe d’un scénario catastrophe est bien d’abord de raconter la vie de ceux qui en ont réchappé. Il s’agit donc plus d’un prétexte à imaginer comment recommencer autrement, d’un fantasme de table rase à partir de laquelle on pourrait construire sur de nouvelles bases, loin des erreurs du passé. Même sous les cendres et les pluies acides, le récit apocalyptique est d’abord une utopie, qui nous rassure sur le fait que la vie finit toujours par renaître (le plus souvent sous la forme d’un jardin partagé qui éclot par miracle au milieu des ruines fumantes de la civilisation). En cela, il est moins vertueux qu’il n’y paraît puisque il nous pousserait presque à attendre que le mal soit fait pour commencer à se retrousser les manches. Malgré les dépassements de soi spectaculaires et les éruptions d’espoir et d’humanité, ce scénario est aussi un scénario de l’attentisme. Rien n’est possible pour éviter le désastre, concentrons- nous sur l’après, quand nous aurons tout à reconstruire.

En somme, c’est un peu comme préférer raser une vieille maison qui avait pourtant du charme et en bâtir une flambant neuve, plutôt que de s’atteler à une rénovation lente et complexe.

RÉCITS DE LA NÉCESSITÉ 

Cette histoire de survivants, de monde d’après, est bien sûr la lueur d’optimisme dont nous avons besoin pour continuer de croire en une forme d’avenir. Mais ces récits créent aussi une sorte d’éthique de la nécessité qui peut poser problème. Prenons The Walking Dead par exemple. Une histoire d’épidémie de zombies qui s’étale sur on ne sait même plus combien de saisons. Passé le choc initial et ses conséquences directes (irruption de l’événement, chaos rapide, formation des groupes de survivants, mise en branle du convoi vers des ailleurs qu’ils espèrent plus favorables), le récit du monde d’après est d’abord celui de la survie. Pendant les 12 000 épisodes (ressentis) qui fondent l’arche narrative de la série, il ne s’agit que de faire ce qu’il faut pour rester vivant / trouver un abri / sauver les camarades / organiser la nouvelle communauté.

La phrase qui revient le plus souvent dans la bouche des personnages ? « J’ai fait ce que je devais faire » (même si cela signifie décimer un groupe adverse). Tous ces scénarios catastrophe sont donc aussi une façon de dessiner un fantasme de civilisation où tout serait permis au nom de la survie. Nécessité fait loi et c’est le droit humain de faire tout ce qu’il faut pour garder sa place dans un monde anéanti. Ces scénarios sont donc le plus souvent l’illustration d’une vision capitaliste et libérale de la société, un retour à l’homme comme loup pour l’homme, qui valorise le plus fort, le plus sanglant, le plus malin (les doux et les pacifistes finissent inexorablement par mourir dans les bras d’un héros qui hurle au ciel « pourquoi mais pourquoi ? », avant de repartir le cœur empli de vengeance).

Cette vision est permise par l’existence d’un mal décrit comme absolu et impossible à vaincre totalement (les morts-vivants, l’épidémie, le réchauffement climatique) et qui rend caduques toutes les valeurs humaines de temps de paix et d’innocence. Le cercle “invertueux” ne s’arrête pas là, puisque ces récits catastrophe peuvent aussi montrer, comme l’apprennent les écoles de commerce et les sinophiles, qu’une crise est aussi une opportunité. Certes, le monde court à sa perte mais il y a toujours la possibilité de tirer son épingle du jeu (près de nous, il suffit de penser à toutes les entreprises qui ont fait des profits record pendant et grâce à l’épidémie de Covid 19).

Ainsi, l’usage du scénario catastrophe, qui pourrait être pensé comme un exercice de mise des peurs en commun, comme une mutualisation des forces contre un problème partagé par tous, n’échappe pas à l’individualisme de nos sociétés.
C’est bien d’ailleurs ce que raconte le personnage/avatar d’Emily St-John Mandel, dans La mer de la tranquillité. Lors d’une des conférences qu’elle donne en tant qu’écrivain et au cours de laquelle on lui pose l’éternelle question de savoir pourquoi les humains ont besoin de scénarios catastrophe, elle répond ceci : « Je pense qu’en tant qu’espèce, nous avons le désir de croire que nous vivons le point culminant de l’histoire humaine. C’est une forme de narcissisme. Nous voulons croire que nous avons une importance unique, que nous vivons le dénouement de l’intrigue, que maintenant, après des millénaires de fausses alertes, arrive enfin le pire qui soit jamais arrivé : nous avons enfin atteint la fin des temps.» On vous avait prévenu, l’important c’est l’atterrissage.

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