Décryptage avec Hortense Bioy, Directrice de la Recherche Investissement Durable chez Morningstar Sustainalytics, une agence de notation spécialisée dans l’ESG (environnement, social, gouvernance) et la finance durable.
Quel est le rôle de la RSE des entreprises dans votre compréhension des enjeux qu’elles se posent ?
Il est intéressant de noter que nous n’utilisons pas le terme « RSE » à Morningstar Sustainalytics. Bien que nous collections des données qui peuvent être intégrées dans des documents de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), nous préférons utiliser des termes tels que « ESG » (environnemental, social et gouvernance) et « durabilité ».
La RSE est une démarche volontaire par laquelle les entreprises intègrent les préoccupations sociales et environnementales dans leurs activités et interactions alors que l’ESG se réfère à des critères spécifiques utilisés par les investisseurs pour évaluer l’impact et la durabilité d’une entreprise.
Les investisseurs peuvent avoir une bonne compréhension d’un secteur donné, mais pour eux, il est crucial de comprendre les particularités de chaque entreprise. Ils ont donc besoin d’un ensemble de données et d’indicateurs qui leur permettent d’appréhender les risques et opportunités de manière précise. Ce besoin est particulièrement marqué chez les investisseurs ayant un horizon à long terme. Ils s’intéressent non seulement aux indicateurs actuels, mais aussi à la manière dont l’entreprise se projette dans le futur et à la stratégie qu’elle adopte face aux défis sociaux et environnementaux à venir.
Que va changer la nouvelle réglementation CSRD à la fois pour les analystes, comme vous, et pour les investisseurs ?
Avec l’introduction de directives comme la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) en Europe, nous nous attendons à une amélioration significative des données, ce qui va faciliter le travail des analystes et des investisseurs.
La donnée, c’est vraiment la colonne vertébrale de notre travail : sans données précises, fiables et comparables, il est impossible d’évaluer correctement les risques de durabilité et d’identifier des opportunités d’investissement.
Il ne s’agit pas de produire des rapports pour cocher des cases, mais de fournir des informations précises et utiles qui aident les investisseurs à comprendre les risques et opportunités spécifiques à chaque entreprise, pour prendre des décisions éclairées.
Les entreprises doivent donc non seulement collecter les bonnes données, mais aussi savoir les contextualiser et les expliquer.
Concrètement, qu’est-ce que ça va changer côté entreprises, dans leur communication?
Beaucoup de rapports RSE étaient jusqu’ici utilisés comme des outils de communication, souvent plus marketing qu’informatifs, avec une grande sélectivité dans le choix des données. Avec la CSRD, l’accent est mis sur la transparence et la rigueur des données. Les entreprises seront tenues de publier des informations plus détaillées et standardisées, ce qui signifie qu’elles devront intégrer la durabilité non pas seulement comme une composante de communication, mais comme une véritable stratégie d’entreprise.
Cette régulation pousse aussi les entreprises à adopter un langage commun, ce qui est crucial pour éviter le greenwashing. Par le passé, les termes et les indicateurs utilisés variaient énormément, rendant difficile la comparaison entre les entreprises.
Dans le cadre de cette nouvelle règlementation, les entreprises devront aussi rendre compte de leur capacité à adapter leur stratégie et leur modèle économique à la transition écologique. Des guides adaptés à chaque secteur d’activité ont été conçus pour aider les entreprises à mieux communiquer leur plan de transition.
La CSRD va forcer les entreprises à avoir une bonne compréhension de leurs propres enjeux sociaux et environnementaux. Cela signifie identifier clairement les risques et les opportunités matériels, qui peuvent avoir un impact sur la valeur de l’entreprise, ainsi que l’impact de l’entreprise sur l’environnement et la société. Il s’agit de faire une analyse de double matérialité. Une fois ces enjeux identifiés, il est crucial de les communiquer de manière transparente et cohérente. Les investisseurs ne cherchent pas seulement à connaître les risques, mais aussi à comprendre comment l’entreprise prévoit d’y faire face. Une bonne communication passe par une explication claire des indicateurs utilisés, la manière dont ils sont suivis dans le temps, et comment ils s’inscrivent dans la stratégie globale de l’entreprise.
Cette nouvelle règlementation européenne, très contraignante pour les entreprises, ne représente-t-elle pas un risque pour leur compétitivité face à des régions comme l’Asie ou l’Amérique, où de larges pans de l’économie ne sont pas soumis aux mêmes exigences ?
Tout dépend de la manière dont les entreprises abordent ces nouvelles exigences de reporting. Cela peut être perçu comme un fardeau supplémentaire, pour ceux qui y voient une simple obligation à remplir. Mais c’est aussi une immense opportunité pour les entreprises qui perçoivent l’exercice comme un moyen de gagner en compétitivité.
Les entreprises qui s’engagent vraiment dans la durabilité peuvent se positionner comme des leaders sur le marché mondial.
Pour les investisseurs, une entreprise qui fera ce travail correctement pourra être perçue comme moins risquée et plus prometteuse à long terme qu’une entreprise qui ne serait pas soumise à cette règlementation européenne.
Voyez-vous déjà un changement dans la manière dont les entreprises intègrent les risques et opportunités RSE dans leur gestion quotidienne ?
Absolument, et c’est un des développements les plus intéressants de ces dernières années. De plus en plus d’entreprises commencent à intégrer des données de durabilité directement dans leur processus de prise de décision stratégique. Elles évaluent les risques et opportunités ESG non pas comme des éléments séparés, mais comme une partie intégrante de leur gestion des risques globaux.
Cette intégration se manifeste par des actions concrètes, comme par exemple des plans de transition pour réduire l’empreinte carbone, des politiques pour assurer le bien-être et la diversité des employés, ou encore des stratégies pour gérer les risques liés aux droits de l’homme dans la chaîne d’approvisionnement.
Y a-t-il des entreprises qui, selon vous, se distinguent particulièrement par leur approche innovante en matière de durabilité et de reporting RSE ?
Les secteurs les plus avancés sont souvent ceux qui ont été historiquement les plus scrutés en raison de leur impact environnemental élevé. Les industries de l’énergie, des matériaux et des secteurs miniers sont en tête, car elles doivent répondre à des pressions réglementaires et sociétales fortes. Ces entreprises ont développé des pratiques de reporting sophistiquées et ont souvent mis en place des plans de transition détaillés. À l’inverse, des secteurs comme la technologie, qui étaient traditionnellement perçus comme moins polluants, commencent seulement à faire face à ces défis. Microsoft, par exemple, est souvent citée comme un leader en matière de durabilité. L’entreprise a été parmi les premières à annoncer des objectifs ambitieux de réduction de son empreinte carbone et à s’engager à devenir « carbone négatif ». Cependant, sa récente annonce de l’augmentation de ses émissions en raison de l’expansion des data centers pour développer l’Intelligence Artificielle montre aussi la complexité de la situation. Cela met en lumière la nécessité pour les entreprises de ne pas seulement fixer des objectifs, mais aussi de s’adapter rapidement aux réalités changeantes et de communiquer sur les défis rencontrés en cours de route.
Ce cas illustre parfaitement le besoin, pour les entreprises, de rester dynamiques et adaptables. Elles doivent non seulement identifier les risques, mais aussi les transformer en opportunités. Dans un monde où les attentes en matière de durabilité sont en constante évolution, la capacité à anticiper, à s’adapter et à communiquer de manière transparente sera un facteur clé de succès.
Comment les entreprises peuvent-elles anticiper des risques qui ne sont pas toujours visibles, comme les risques politiques ou sociaux ?
L’identification des risques est un exercice complexe, surtout quand il s’agit de risques qui peuvent sembler lointains ou imprévisibles. Les entreprises ont tendance à se concentrer sur leur risques à court et moyen terme.
La pandémie de COVID-19 a montré que de nombreuses entreprises n’étaient pas préparées à gérer des disruptions majeures dans leur chaîne d’approvisionnement ou même à localiser leurs employés. L’anticipation des risques passe donc par une bonne connaissance de ses opérations et de sa chaîne de valeur, mais aussi par la capacité à s’adapter rapidement à des changements imprévus. Elles devront gérer des situations de crise à un moment ou à un autre, ce qui relève également d’une bonne stratégie de communication.
De plus, il est crucial que les entreprises disposent des moyens internes pour gérer efficacement un incident ou une controverse. Du point de vue des investisseurs, les controverses peuvent être rédhibitoires. Si une entreprise n’a pas identifié certains risques ou n’a pas de politique en place pour les gérer, cela peut être perçu comme un manque de préparation, voire d’incompétence.
Quelles sont les données que les investisseurs prennent particulièrement en compte ?
Les investisseurs manifestent un intérêt croissant pour l’impact des entreprises sur l’environnement et la société et examinent attentivement si les entreprises ont mis en place des politiques pour traiter des enjeux cruciaux tels que la déforestation, le travail forcés, ou encore la remédiation en matière de droits humains. Ces questions, bien sûr, varient en fonction des secteurs d’activité.
Mais leur priorité demeure la matérialité financière. Ce qui les intéresse en premier lieu, c’est la manière dont ces enjeux peuvent affecter les résultats financiers et la valeur de l’entreprise.
Une question essentielle pour toute entreprise est de déterminer si elle souhaite être un leader dans son secteur en matière de responsabilité sociétale et/ou environnementale. Si l’entreprise aspire à ce rôle de leader, elle ne peut pas se permettre d’être hésitante. Elle doit prendre les devants sur les problématiques qui touchent ses opérations et son secteur.
Il est compréhensible que certaines entreprises préfèrent ne pas aborder ces questions tant qu’elles n’ont pas de solution en place. Cependant, la transparence est clé. Même si une solution n’est pas encore aboutie, il est possible de communiquer sur le fait que l’entreprise reconnaît le problème et travaille activement à le résoudre. Par exemple, en mettant en place une task force dédiée à cette problématique.
Toutefois, il faut être prêt à répondre aux questions sur les progrès réalisés un an plus tard, car ces enjeux représentent des risques matériels importants pour l’entreprise.
Quels conseils donneriez-vous aux entreprises qui cherchent à renforcer leur stratégie RSE et à se préparer aux exigences croissantes en matière de durabilité ?
Les premiers rapports conformes à la CSRD vont certainement servir de référence pour le secteur. Ce que j’attends, c’est de voir comment les entreprises vont s’approprier ces nouvelles exigences de reporting et comment elles vont les intégrer à leur stratégie globale. Il est important que ces rapports ne soient pas vus comme une simple obligation réglementaire, mais comme un outil stratégique pour améliorer la transparence et la communication avec toutes les parties prenantes, qu’il s’agisse des investisseurs, des clients ou des employés. Mon conseil aux entreprises serait de commencer dès maintenant à aligner leur reporting RSE avec les exigences de la CSRD, de s’assurer que leurs données sont précises et cohérentes d’une année sur l’autre, et de ne pas hésiter à communiquer sur les défis qu’elles rencontrent. La transparence, même sur les difficultés, est de plus en plus valorisée par les investisseurs. C’est un exercice de long terme, mais il en va de la crédibilité et de la pérennité des entreprises dans un monde où la durabilité devient une priorité incontournable.
Elles doivent également comprendre que, tout comme les données financières, les informations relatives aux enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) ne peuvent plus se limiter à des aspects qualitatifs. Elles deviennent de plus en plus quantitatives. Cela souligne l’importance cruciale pour les entreprises de s’assurer qu’elles disposent des bons outils pour remonter l’information.
Dans le domaine financier, le périmètre de reporting reste constant d’une année sur l’autre, ce qui permet d’assurer la cohérence et la compréhension des données rapportées. Comment cette question du périmètre se pose-t-elle dans le cadre de l’ESG ? Il n’est pas rare de voir des entreprises changer leur focus d’une année à l’autre, parfois en raison de difficultés à atteindre leurs engagements ou en réponse à l’émergence de nouveaux problèmes.
L’importance de la constance du périmètre de reporting est cruciale, notamment dans une stratégie à long terme. Du point de vue des investisseurs, il est essentiel d’avoir une continuité dans le temps. Si une entreprise commence à communiquer sur un indicateur ou un enjeu, mais qu’elle cesse de le faire par la suite, cela soulèvera des questions. L’entreprise devra alors justifier cette omission ou expliquer pourquoi elle n’est plus fournie. Il est donc primordial de maintenir la transparence et de continuer à communiquer sur les enjeux matériels, même s’ils présentent des risques.
Est-il préférable de ne pas communiquer sur un sujet si l’on n’est pas certain de pouvoir le suivre dans la durée ? Si cet enjeu est critique ou représente un risque réel, il est nécessaire de l’aborder dès le départ. La véritable difficulté réside dans l’identification des risques pertinents et la décision de les communiquer. Quant aux opportunités, les entreprises peuvent choisir de les présenter plus tard, en fonction de l’avancement de leurs projets.
L’éditorialisation et la capacité d’une entreprise à se raconter jouent-elles un rôle dans le processus de décision ?
Disons que même dans un monde où la prise de décision est de plus en plus guidée par des données chiffrées, cela ne les affranchit pas d’être capables d’interpréter ces informations dans leur contexte. Cette nécessité d’interprétation, ou « human overlay » comme on l’appelle en anglais, restera une composante essentielle.
Car il est important de souligner que les entreprises sont constamment comparées à leurs concurrents, ce qui permet de contextualiser leurs performances. Un chiffre isolé n’a que peu de valeur informative ; il doit être analysé en relation avec les spécificités du secteur dans lequel l’entreprise opère. Chaque secteur ayant ses propres enjeux, il est essentiel de comprendre ces nuances pour évaluer correctement une entreprise.
Par exemple, l’intensité carbone dans le secteur de la santé peut ne pas être un indicateur crucial, contrairement aux enjeux sociaux qui peuvent avoir un impact beaucoup plus significatif sur la valeur de l’entreprise. À l’inverse, pour une entreprise du secteur de l’énergie, l’empreinte carbone devient un indicateur majeur.
Il ne s’agit pas seulement de mesurer les émissions liées aux opérations internes, mais aussi d’examiner les interactions avec les clients et la chaîne d’approvisionnement, en particulier dans le cadre du scope 3, qui englobe les émissions indirectes.
Le scope 3 est aujourd’hui l’un des indicateurs les plus importants et les plus difficiles à calculer pour les entreprises, car il concerne des aspects sur lesquels l’entreprise a un contrôle limité, comme les pratiques de ses clients et de ses fournisseurs. Les régulateurs insistent désormais sur la nécessité pour les entreprises de surveiller et de prendre la responsabilité de ce qui se passe au sein de leur chaîne d’approvisionnement, car le choix des fournisseurs et leur gestion relèvent de la responsabilité de l’entreprise.
Cela met en lumière l’importance croissante de la chaîne de valeur dans l’évaluation de la performance d’une entreprise. Les entreprises ne peuvent plus se permettre de dire qu’elles ignorent ce qui se passe avec leurs clients ou leurs fournisseurs, même ceux situés à l’étranger. Elles doivent désormais être capables de comprendre et de communiquer sur l’ensemble de leur chaîne de valeur pour répondre aux attentes des investisseurs et des régulateurs.