Ancrage, impact ou contribution ? A l’heure des nouvelles règles introduites par la CSRD, les entreprises ne peuvent envisager leur transformation sans une réflexion approfondie sur les liens politiques, géographiques et écologiques qui les unissent à leurs territoires. Si la loi Pacte a popularisé la question du why auprès des comités exécutifs et de direction, la RSE et la CSRD nous obligent à penser l’activité de nos entreprises sous le prisme du where, élément clé pour garantir la résilience économique et sociale face aux défis contemporains, chaînon manquant entre le monde économique et le vivant.
L’apocalypse d’un monde hors-sol
Il fut une époque où les marchandises venaient de nulle part, traversaient le monde en avion ou bateau, se déversaient dans des camions que Tesla espérait sans conducteur. Les matières premières ne frôlaient plus d’obstacle et ne croisaient plus d’humains sur leur chemin. Aussitôt extraites, aussitôt transformées, aussitôt transportées, aussitôt consommées. À cette époque, produire était fluide, robotisé, financiarisé. C’était facile. Le mot « produire » était lui-même devenu une abstraction. Une partie de l’humanité avait peu d’égard pour la matérialité des choses, jetables et remplaçables comme les populations elles-mêmes voyageaient sans poids, légères, mais dépossédées de leurs terres, de leurs savoir-faire, de leurs outils de production, du contrôle de leurs échanges, de leur énergie psychique, de leurs instances de socialisation, de la gestion de leurs communs, de leurs institutions…
La description de cette époque peut sembler exagérée. C’est pourtant la nôtre. Nous vivons, pour reprendre les mots du philosophe Zygmunt Bauman, dans une « société liquide » qui abhorre le moindre frottement (technique, social, culturel, idéologique…). Qui optimise les flux à court terme. Qui attend des outils, cartes et process un pilotage intégral et automatisé des ressources. Qui fait l’impasse sur l’épaisseur du réel, sa physicalité et ses interdépendances. Une société déconnectée des réalités territoriales, que l’on aimerait quantifier et réduire à de simples indicateurs. Or Lacan l’a dit : le réel, c’est quand on se cogne. Et nous nous cognons aujourd’hui aux conséquences de cette grande déréalisation : dérèglement climatique, guerres, accroissement des inégalités, burn-out, montée des extrêmes menacent nos activités humaines, notre économie et notre démocratie.
Le where augmente le why
Pour autant, nous ne sommes pas restés sans rien faire : il a fallu remettre du sens dans nos métiers. C’est comme ça qu’est né un écosystème du changement. L’entreprise que je dirige aujourd’hui fait partie de cet ensemble d’acteurs économiques français qui cherchent des solutions, en inventent, en conseillent, en favorisent, en promeuvent. À l’intérieur de cette famille d’experts et de cabinets en tous genres, nous contribuons à la transformation de PME et de grands groupes engagés.
Depuis 2019 et la naissance du statut d’entreprise à mission, je me suis personnellement investi dans l’évangélisation de cette notion – et, chaque fois que possible, dans la sensibilisation de mes clients. Doter l’entreprise d’une mission extra-financière me semblait (et me semble encore) un formidable moyen de penser son rôle et son impact, et de parler différemment à ses clients et collaborateurs.
Dans la droite ligne des théories de Simon Sinek, auteur du best-seller Start with why, qui explique qu’une entreprise n’est pas aimée pour ce qu’elle fait, mais pour les raisons pour lesquelles elle fait, le why (ou raison d’être) inspire et continue d’inspirer, de Michelin à Apple, de nombreux fleurons. Avant de le proposer à nos clients, nous avons nous-mêmes cherché notre why. Des mois de réflexion qui, in fine, nous ont conduits à changer de positionnement. À accélérer notre transformation. À écrire un livre. À changer de convention collective. À recruter une ingénieure environnement. À devenir entreprise à mission. À créer une start-up qui s’impose comme un relais de croissance.
Mais le why, qui interroge les motivations profondes d’une entreprise et le rôle qu’elle joue dans la société, n’interroge pas sa place (au sens géographique, relationnel et symbolique). Cinq ans après la loi Pacte, on remarque d’ailleurs que de nombreuses « raisons d’être » défendent l’impact territorial des entreprises. Quoique très différents dans leur nature et la manière de les travailler, le why se déguise souvent en where, question-témoin de la souveraineté économique, de la prise de conscience environnementale et des crises identitaires qui traversent l’opinion.
Il n’y a pas d’économie sans territoire
Le where ne remplace pas le why, il l’ancre. À mon sens, le secret d’un business anti-fragile, et plus compliant, réside dans la manière d’articuler ces deux notions. D’une certaine manière, le where est à la RSE (et à la CSRD) ce que le why est à la loi Pacte : une question méthodologique et un outil de transformation.
Un exemple concret : l’entreprise Brittany Ferries, imaginée il y a 50 ans par un agriculteur visionnaire, Alexis Gourvennec, dont le but était de désenclaver la Bretagne. Le premier navire avait pour mission de transporter les artichauts et les choux fleurs bretons vers l’Angleterre. Aujourd’hui, les actionnaires majoritaires de Brittany Ferries sont toujours des paysans bretons et l’entreprise, premier employeur de marins français, a étendu sa mission de désenclavement et de rayonnement à toutes les destinations de l’arc atlantique qu’elle dessert, de l’Espagne à l’Irlande et l’Angleterre. Cet ancrage fort est une boussole précieuse dans toute la mission de transformation énergétique de l’entreprise et la colonne vertébrale d’un combat politique contre le dumping social.
En travaillant sur son where, il est possible de penser son ancrage territorial comme point de départ de toute activité économique. D’anticiper les risques climatiques, d’approvisionnement ou de recrutement. Travailler sur son where revient à cartographier ses externalités, ses relations de dépendances et ses spécificités territoriales. Avec le where, nos clients dressent l’inventaire de leurs enjeux : besoins en énergie, matières premières ou main d’œuvre sont-ils exposés au danger ? Mes installations répondent-elles aux caractéristiques de mon emplacement ? De quels partenaires institutionnels ai-je besoin pour me faire connaître ? Que savent mes cibles de mon territoire ? Comment puis-je en témoigner ? Dans quel but ? Comment m’appuyer sur mon expérience locale pour en inspirer d’autres ? Et à l’inverse, autour de moi, quelles initiatives sont en train de changer la donne ? Quelles méthodes puis-je mettre en place pour sourcer, autour de moi, des opportunités de faire différemment ? Quelle est la nature de mon impact territorial ? Comment le mettre en avant ? A partir de quelles preuves ?
Le where, c’est aussi prendre soin de ses écosystèmes. Petzl, entreprise familiale implantée à Crolles, près de Grenoble, leader mondial des produits de sécurité pour les activités verticales sportives ou professionnelles, a fédéré une importante communauté de grimpeurs via le Petzl Roc Trip, qui déploie, depuis 20 ans, des voies inédites à travers le monde. Pour chaque site, tout un écosystème se met en place : une structure d’exploitation est créée, des habitants sont formés pour assurer l’entretien des voies, la sécurité et les secours. L’ouverture de ces voies devient une opportunité inattendue d’attractivité territoriale, de développement économique et d’emplois nouveaux.
Aujourd’hui, une poignée d’agences de lobbying semble avoir préempté, pour le compte des entreprises qu’elles défendent, la question de l’ancrage territorial. Et les stratégies qu’elles proposent cherchent à étendre la zone d’influence de leurs clients, en les rapprochant notamment des décideurs politiques et plus généralement du pouvoir. Une démarche courtisane capable de servir les intérêts des plus forts, mais rarement en prise avec la réalité des structures sociales locales et leurs besoins.
Certains retrouveront, à propos du where, des questions soulevées par certains labels ou certifications, ou bien des briques méthodologiques utiles quand il s’agit de réinventer son business, de parler d’impact ou de contribution territoriale. Mais d’autres, comme nous, ont choisi d’aller encore plus loin dans l’aventure.
Grâce à un outil innovant d’agrégation de données opposables (dans l’open data) que nous avons créé, nous réinvestissons la géographie et proposons des analyses de composition démographique, sociologique et économique des territoires. Cela nous permet d’accompagner nos clients dans la définition de leur stratégie à l’aune de leur ancrage.
Avant la CSRD, la matérialité d’une entreprise n’était vue que sous l’angle de son impact sur son écosystème, et l’impact de l’écosystème sur le business de l’entreprise restait un angle mort – on imaginait peu qu’une entreprise puisse être mise à mal par la montée des eaux… Aujourd’hui, le changement climatique nous oblige à adapter nos infrastructures, nos horaires de travail, nos flux, nos sources d’énergie, nos relations clients… Il n’y a pas d’économie durable sans territoire. C’est-à-dire sans écosystème vivant.
Je suis convaincu que l’utilité des entreprises, et leur contribution nécessaire à l’avenir et à la résilience des territoires, se construit par le bas, selon un modèle bottom-up de concertation, d’innovation et de transparence maximales.
En tant que communicants, nous avons un rôle crucial à jouer, celui de partenaires stratégiques de nos clients dans la construction d’un avenir durable. Ensemble, nous pouvons réinventer le lien qui unit les entreprises à leurs territoires.
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